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ERROR 404 - Luca Avanzini




“ 404. Il s’agit d’une erreur […] C’est tout ce que nous savons. ”
Google

Le code 404 signale un des incidents de parcours les plus courants dans la navigation web. L’internaute vient de tomber dans une impasse, la page recherchée est introuvable. L’exposition présentée par Bianca Argimón au centre culturel Jean-Cocteau emprunte son titre au langage informatique pour interroger, par métonymie, le cul-de-sac où l’individu contemporain semble à bien des égards s’être engouffré. Perspectives, une glace en forme de smiley fondant sous l’effet de serre de la verrière, accueille le visiteur et donne le ton de la proposition qui l’attend.

La pratique du détournement est le mode opératoire privilégié de Bianca Argimón. Ses oeuvres retranscrivent l’actualité économique, politique et sociale diffusée par les médias en y injectant une dose d’ironie qui, tels les agents de contraste en imagerie médicale, en révèle toute l’absurdité. De la spéculation financière aux paradis fiscaux, des mégafeux indomptables à l’étouffement des luttes pour les droits civiques et sociaux, Bianca Argimón questionne les (en)jeux de pouvoir qui régissent notre époque en nous invitant à « chercher l’erreur ». Pour cela, l’artiste joue sur une mise à distance esthétique du temps présent. Si le cirque médiatique constitue sa principale source iconographique, elle déjoue son instantanéité en l’inscrivant dans l’histoire de l’art et se moque de son spectacle en donnant à la violence de ses images des formes douces, d’une naïveté paradoxale et déroutante. Dessinées aux crayons de couleurs, modelées dans la céramique, soufflées dans le verre ou encore tissées, les informations du direct live s’affranchissent de tout pathos pour devenir des allégories qui interpellent non plus les tripes mais l’esprit du spectateur.
 
Cette mise en perspective s’opère notamment par un jeu de stratification sémantique qui consiste à glisser le présent dans le temps long des chefs d’oeuvres de l’histoire de l’art. Le dessin est le médium privilégié de ces (re)compositions dystopiques. L’artiste utilise le papier comme un miroir grossissant pour esquisser un portrait sans concession de la condition humaine et de son organisation sociale à l’ère du capitalisme 2.0. La peinture de la Renaissance flamande, avec son goût caustique pour le récit de moeurs, est l’une des références principales dans ce puzzle iconologique. Le Jardin des délices (ca. 1495) de Jérôme Bosch se métamorphose ainsi, dans le diptyque À l’Est et À l’Ouest d’Eden, en parc d’attraction aux pommiers pixelisés, paradis de la consommation hédoniste la plus effrénée. Magic Bean reconvertit pour sa part La Tour de Babel (1563) peinte par Bruegel en centre boursier peuplé de fourmis travailleuses accros au poker. Le rêve de toute-puissance qu’elles renouvellent est rendu possible par l’adoption d’un nouveau langage universel, celui des marchés financiers. Ces courts-circuits temporels régissent aussi certaines oeuvres en volume. Archéologie moderne fige ainsi les batailles urbaines des Gilets Jaunes dans des fragments de bas-reliefs aux couleurs pompéiennes, qui semblent extraits de fouilles. Les images des manifestants s’attaquant à l’Arc de Triomphe, symbole médiatisé du mouvement, se retrouvent ainsi paradoxalement glissées dans ses frises. Dans un brassage sémantique déroutant, Bianca Argimón questionne le système de perception du spectateur, en plaçant dans ses rouages le grain de sable du doute.

Ce même jeu d’associations antagonistes caractérise une série d’objets sculptés exposés par l’artiste. Délaissant toute narration, ces pièces en volume surprennent le spectateur par des anomalies logiques qui le questionnent instantanément. Une batte de baseball en verre soufflé (Glass Coffin) repose dans la dernière salle d’exposition, nichée sur une dalle en béton qui lui sert d’écrin. Emblème du culte national du sport U.S., mais aussi arme des gangs, l’objet perd ici sa puissance matérielle pour en assumer une symbolique, qui traduit poétiquement, tel un monument funéraire, l’extrême fragilité du rêve américain. La même violence est véhiculée par la pièce Euroflot, un gilet de sauvetage transformé en article de mode, perforé de dizaines de pin’s à l’effigie du drapeau européen. Inutile, l’outil de sauvetage devient piège et le rêve incarné par son drapeau, un cauchemar. L’artiste met le spectateur face à ce que la philosophie nomme une aporie1 , une contradiction insoluble au sein d’un raisonnement. Pour Socrate, il s’agit du moment intellectuellement inconfortable qui favorise le retournement d’une opinion première, fondement d’une quête authentique de compréhension du monde. Lors d’une conférence intitulée “Le passage des frontières”2, Jacques Derrida, maître à penser de la déconstruction philosophique, fait pour sa part l’éloge de cette impasse : il invite son auditoire à “endurer l’aporie”3 car, si l’avancée devient impossible, la pensée est contrainte au mouvement.

Albert Camus identifie dans la figure mythique de Sisyphe l’archétype de la révolte face à l’absurdité du réel4. Pour avoir essayé de déjouer l’impasse ultime de la mort, il est condamné à rouler une pierre au sommet d’une montagne, d’où elle finit toujours par retomber. Face à l’absurdité du système incarnée par la Tour de Babel « rebrandée5 » Magic Bean, une fourmi cherche à fuir en transformant une carte de poker en radeau improvisé. Le choix de la carte n’est pas anodin : il s’agit du joker, figure capable d’ouvrir une brèche dans les règles du jeu. Exposée à côté du dessin, une vidéo intitulée Sisyphe semble montrer la même fourmi qui, après avoir fui la folie de Babel, se retrouve à porter sur son dos un pétale de rose, symbole de la beauté fragile des choses. Loin de suggérer des solutions aux impasses qu’elle met en exergue, l’oeuvre de Bianca Argimón affirme la relativité des valeurs qui en sont à l’origine, et la nécessité pour chaque individu d’en questionner les implications. Si la révolte pour Camus constitue la seule réponse à l’absurdité, la contribution de l’art consiste à la rendre visible en affirmant poétiquement, telle une erreur 404, la faillibilité d’un codage qui met tout en oeuvre pour la passer sous silence.
 
 
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1 Du grec “A-poros”, “sans chemin, sans issues”.
2 Centre Culturel International de Cerisy, 15 juillet 1992.
3 Jacques Derrida, Apories, Éditions Galilée, Paris, 1996.
4 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Éditions Gallimard, Paris, 1942.
5 De l’anglais rebranding, le néologisme “rebrander” indique le repositionnement d’une marque qui s’accompagne ou non de son changement de nom.