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NE PAS EXPLIQUER LES RÊVES - Camille Frasca et Antoine Py



Pratique politique du temps
Le temps est une donnée primordiale dans le travail de Bianca Argimón. Son rythme de création est aussi précis, studieux et lent que sa réflexion est vive, diffuse, bouillonnante.  Entrer dans son atelier, c’est assister à la répétition d’une pièce de théâtre, en présence d’un metteur en scène donnant corps à des fantaisies de réalité. Pour cela, elle crée un vocabulaire précis, où les matières sont une grammaire, les techniques employées sont une conjugaison et l’iconographie, une orthographe. Le mode d’expression de Bianca Argimón est de l’ordre du documentaire esthétisant.  Pour parler du capitalisme dur de notre société, elle a recours à des formes plaisantes et colorées, à des techniques picturales anciennes et maîtrisées, à un panel de techniques et d’influences puisant dans toutes les époques : des fusains imitent des peintures rupestres, de la tempera reproduit les effets pastels des affiches publicitaires des années 1970, une argile sans cuisson crée des morceaux de bas-reliefs évoquant des scènes de manifestations et de violences urbaines, autant d’œuvres aux sujets variés, formant une archéologie intemporelle, un tas esthétique de ruines aux accents pompéiens, figés dans leur atemporalité.
Exagérer certains traits de notre société est un jeu que Bianca Argimón aime particulièrement, où l’amusement se mêle à la réflexion intellectuelle et ce, jusqu’à la peur de ce qui est en train de se jouer sous nos yeux. Tantôt drôle, parfois terrifiant, toujours lyrique, ses formules de représentation se rapprochent des procédés qu’utilisaient de nombreux artistes et écrivains de la Renaissance tel Piero della Francesca et Paolo Uccello, mais également des penseurs et philosophes des XVII et XVIII siècles, à l’image de Jean de La Fontaine et Montesquieu, et enfin, de créateurs et cinéastes du XX siècle comme Jean Cocteau et Albert Camus.

Cruelle beauté : image polysémique, faiseuse de mythes
Bianca Argimón a la passion des symboles : les icônes d’autrefois, présences divines sous la forme d’une image, deviennent des visions de l’instant, prises sur le vif, entre le zoom et l’hors-champ. Rien n’est passivement représentatif chez cette artiste, car l’image assume un rôle de vecteur, de bouton “shift”, capable de modifier nos représentations, et de les rebrancher sur d’autres possibles. Bianca Argimón n’esthétise pas de façon fausse : elle utilise la polysémie des images pour créer un propos sur l’humain et ses modes de vie, dans lequel, comme c’est le cas dans l’art rupestre, le créateur se concentre essentiellement sur la portée culturelle de son art. Car les recherches de Bianca Argimón portent à la fois sur la société actuelle, remplie d’innombrables contradictions, et sur les mythes créés par cette société : elle passe par un système constitué de symboles, d’icônes, de rébus imagés qui donnent à voir un monde complexe composé d’allégories. On peut alors parler de vanités contemporaines : les thèmes récurrents du Temps et de la Mort apparaissent comme autant de sujets classiques revisités par l’artiste avec facétie. Ce sens du comique est une des principales formes conjuratoires de la faillite des utopies et du désenchantement actuel :  la vanité, traitée sur un ton cynique, lui permet de réactiver des questionnements existentiels sans proposer de perspectives ou de positionnement moral. L’artiste s’autorise à mettre l’imaginaire même le plus extravagant au service d’une objectivité lucide. Bianca Argimón nous propose ainsi des analyses de notre temps, purement et tristement humain, livré aux forces du ridicule et de la dérision. Faiseuse de mythes contemporains, elle tente d’exprimer la vie psychique et sociétale des hommes, dans un sens primordial : la philosophie poétisée des mythes aide à y voir, parfois, plus clair avec notre propre contemporanéité, entre caricature et mysticisme.

Rêve et catharsis
Les œuvres de Bianca Argimón apparaissent également comme une succession de réalités ancrées dans un rêve doux-amer, car l’artiste a bien compris le double avantage du songe. Ce dernier permet aux hommes des extravagances inavouables et apaise bien souvent l’expérience enivrante de la folie. Naturellement produit par l’esprit humain, le rêve fait du dormeur un fou plus fou que le fou, comme l’affirme Jacques Derrida. Un rêve fellinien, où contexte sociétal et songe personnel se mélangent. C’est ainsi que le Vatican et son collège de cardinaux accompagnant le Pape se retrouvent envahis par une foule d’acrobates et de saltimbanques, brisant l’ordre préalablement établi tout en réintroduisant la part de profane qui donne toute sa valeur au sacré. L’œil de l’artiste agit ici comme une caméra, balayant l’affrontement entre révolution et ordre. Bianca Argimón offre dans ses œuvres aux multiples techniques et supports autant de miroirs de notre univers, sans délivrer toutes les clefs de compréhensions, mais en laissant le spectateur dans un état songeur, où la raison est en proie à de nombreuses chimères.

Bianca Argimón ne prend pas parti mais se place en parallèle de la réalité, dans un pas de côté dont l’acuité permet d’obtenir une vision mordante du monde qui nous entoure. Elle est une artiste hors normes tant dans sa pratique que dans ses modes de pensée, car l’univers lui apparaît comme un réseau d'informations éparses et intenses, aux connexions multiples, un tas de données brutes à traiter par l’humour et la poésie : où le politique, le sacré et le païen s’entremêlent, dans une esthétique délicieusement piquante et une relecture de nos mœurs à la fois acide et bienveillante.