Un site de la Ville des Lilas

Ilanit Illouz

A propos de...
llanit Illouz, Bastnäsite, Boussole, série Petra, 2020
Héliogravure sur matrices en cuivre encrées et vernies, 20 x 26 cm
 
 
Je me considère comme une photographe plasticienne, j’arpente des lieux et je collecte des traces organiques et minérales de ces territoires qui racontent mes marches. Ma pratique est à la rencontre de différents media : la photographie, le dessin, la peinture. J’aborde les territoires, leurs frontières, leurs ruines. 
Bastnasite, Boussole est une œuvre qui fait partie d’un projet un peu à part, la série Petra, qui signifie “ville construite sur la roche”. C’est un projet qui est né d’une commande publique lancée par le CNAP : “Flux, une société en mouvement”. L’idée était de mettre en relation des minéraux et des métaux avec des gestes liés à la guerre, à l’exploitation et aux conquêtes des territoires (le gps, la grenade, le fusil, la boussole…). Le projet est constitué d’un ensemble de 16 plaques de cuivre. Chaque plaque associe un diptyque de deux images figées par héliogravure : d’une part un minéral, de l’autre un geste mimant l’utilisation d’un objet fait de ce minéral. Minéraux et terres rares sont reliées aux technologies et à la violence de leur utilisation. Cette relation, qui dans mon travail n’est pas frontale, émerge aussi des titres, qui associent poétiquement les noms de minéraux à ceux des objets. La structure en diptyque fait référence aussi au livre, à l’archive. On a la possibilité de les lire dans les deux sens, dans une relation circulaire entre matière et technologie. Les gestes sont incarnés par un comédien qui est un ancien officier. Nous avons travaillé en amont une sorte de chorégraphie que nous avons filmé, dont j’ai extrait des arrêts sur image et des prises de vue. L’héliogravure, écriture de la lumière, est une technique ancienne. L’image est imprimée sur un film transparent, puis on insole cette image sur la plaque en cuivre et on la glisse ensuite dans des bains d’acide qui permettent de la graver. Les plaques deviennent ainsi des matrices. Celles-ci ont été encrées et vernies, figeant leur image dans le temps.



Ilanit Illouz, Kiryat Ata, 2008
Video HD, couleur, muet, 7’10”

 
Kiryat Ata est le point de départ de plusieurs recherches, à partir d’une histoire intime, autobiographique, même si ce caractère s’efface dans la pièce. Tous les lieux disparaissent, il ne reste que les dates. C’est un film fleuve, un récit qui narre l’exode de ma mère qui quitte l’Algérie en 1962, en pleine guerre d’indépendance. Elle n’y reviendra plus. C’est un entretien sonore que je retranscris en gardant tous les éléments textuels : sur un écran blanc, sans son, se dresse un portrait invisible grâce au sous-titrage de cet échange. Ma mère me raconte son trajet, d’Algérie à Israël, en passant par un camp de transit à Marseille, un gymnase dans son souvenir. Sa mère reste en France et ma mère arrive avec sa grand-mère à Kiryat Ata, un petit village dans la banlieue de Haïfa, dans le nord d’Israël. Ce nom m’avait beaucoup marquée quand j’étais enfant, il me faisait penser à un jeu. Ce qui m’intéressait, c’était de questionner le souvenir d’une petite fille - elle avait quatre ans à l’époque - un souvenir rempli d’hésitations, d’erreurs, d’allers-retours. Ce sont les méandres de la mémoire, des sensations : le lit, la peur de la nuit. J’ai gardé dans la retranscription ce langage parlé qui résonne avec d’autres histoires d’aujourd’hui.


llanit Illouz, Salines #01, série Les Dolines (2016-2021), 2022
Tirage fossilisé par le sel, 110 x 165 cm

 
A partir de mon échange avec ma mère à propos de son départ d’Algérie vers Israël, histoire contée dans la vidéo présentée dans l’exposition, j’ai poursuivi mes recherches à Marseille puis vers la mer Morte. Je suis d’abord partie à la recherche du camp de transit marseillais par lequel ma mère était passée en arrivant d’Algérie, qui a existé de 1944 à 1966 et a accueilli diverses populations (vietnamiens, algériens, rescapés de la Shoah). J’ai été mise en contact avec une personne qui aurait vécu dans ce camp, une femme qui n’habitait pas loin de la mer Morte, à Dimona. Je n’ai pas pu l’interviewer car elle était trop âgée, mais j’ai fait une recherche sur ce territoire qui m’intéressait aussi comme zone de frontière entre la Cisjordanie et Israël. J’ai fait des marches, des sortes de dérives sur cette frontière très peu habitée. Ce territoire est la proie des choix de l’homme : le Jourdain, qui l’alimentait en eau, n’y coule plus, le condamnant à un assèchement progressif. J’ai découvert aussi que les premiers gisements de bitume de Judée sont apparus dans ce lac. Ce bitume permettait de consolider les bateaux des Egyptiens, les momies, mais il a été aussi un élément fondamental pour les expériences de Nicéphore Niépce pour la réalisation de la première photographie.

Toutes ces strates historiques m’intéressaient : la relation du support à l’image, ce qu’elle reflète. L’ensemble de ces éléments a créé ce désir d’exploration. Lors d’un précédent voyage, en 2008, j’avais été fascinée par les dolines : des érosions circulaires dans le sol, des sortes de cratères qui composent un  paysage  quasi  lunaire,  instable,  trouble,  fragile, très poreux. Ce territoire porte en lui beaucoup de paradoxes qui se stratifient dans une superposition géopolitique, biblique, intime, environnementale. Ce qui m’intéressait, c’était de mettre en relation tous ces éléments de manière sensible et poétique. J’ai eu plusieurs approches : la marche, la récolte, la documentation photographique - une sorte de topographie du lieu - puis une pratique d’atelier. La pièce présentée dans l’exposition est une œuvre expérimentale qui questionne tous ces éléments. On y voit une vague cristallisée par l’air ambiant du désert. On a d’un côté le lac de la mer Morte, de l’autre le désert du Judée. On perçoit les strates, la sédimentation. On est à 420 m sous le niveau de la mer. Quand on traverse ce territoire, on passe des zones boueuses, sableuses, fossilisées. L’image que l’on voit est la mer qui a cristallisé la terre. 

Lorsque je suis revenue d’Israël, j’ai ramené dans mon atelier beaucoup d’éléments organiques que j’ai récoltés, et notamment du sel. Le sel portait en lui le paradoxe de ce territoire : il peut être solide ou liquide. Il évoque aussi les sels d’argents en photographie. Il est utilisé dans toute sorte de rituels mystiques, souvent liés à la mort. J’ai utilisé ce sel pour fossiliser, cristalliser mes tirages dans le temps. Ainsi, chaque tirage porte en lui une temporalité, une sorte de géologie qui lui est propre. Ils sont, d’une certaine manière, vivants, ils bougent en réagissant à l’humidité, à l’air, à la chaleur. C’est une image entre la photographie, la sculpture, le dessin (c’est un tirage au jet d’encre), l’estampe, la carte. La brillance du sel porte aussi la magie du scintillement, telle une constellation. Dans le détail, le cadrage rapproché, on ne sait plus si c’est une image d’un territoire ou bien du ciel, ou encore son reflet. C’est une carte sensible qui nait de l’expérience physique du lieu et de son souvenir. Des images se répètent par des variations légères dans cette série qui incarne la nature mouvante des choses. C’est comme si le territoire s’imprimait sur une pellicule mentale, donnant lieu à une sorte de bégaiement d’images.