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Audioguide - Soufiane Ababri

Centre Culturel Jean-Cocteau · Soufiane Ababri, Bed work / (The story didn’t stop at Jack’s hotel), 2023

Ce dessin fait partie des Bed Works, et plus particulièrement d’un corpus d’oeuvres que j'ai réalisé pour une exposition à la galerie Praz Delavallade en 2023 qui s'appelait « Si nous ne nous brûlons pas, comment éclairer la nuit ? ». Cette exposition s’inscrivait dans une réflexion que je mène actuellement sur certains verbes dont la signification est ambiguë : l’ambiguïté est mon cheval de bataille, je la considère comme un acte de résistance contre une société prétendument logique.

Cette exposition traitait de l'idée de la chute et ce dessin en particulier l’aborde de plusieurs manières. Tout d’abord au niveau de sa composition, on voit un corps masculin, une personne racisée, maghrébine, qui est allongée dans un intérieur envahi par l’humidité, qui ressemble à une cellule. Ou qui rappelle les intérieurs de personnes qui ont installé des barreaux car iels craignent l’extérieur. On va dire qu’ici c'est une prison, puisque le dessin traite de sujets faisant écho à Jean Genêt, dont l'incarcération. En effet, Jean Genêt, en dehors de la beauté de ses écrits et de ce que représente sa biographie, a beaucoup parlé du milieu carcéral. Et la métaphore de l'emprisonnement est quelque chose qui est très présente dans l'imaginaire queer et dans toutes ces sphères marginalisées. L'idée d'être emprisonné et de comment, en sortant de cette prison, on peut prendre la parole sans oublier d'où on vient est quelque chose de très présent chez Genet. En parlant de sa vie, il est devenu une sorte de théoricien de l'émancipation, de l'idée de l'écriture de soi. Il a écrit son histoire par le bas, voulant toujours appartenir aux bas-fonds. Il écrit comment sortir de l'emprisonnement et se réécrire, avec une idée moderne d'empowerment qui n’oublie pas les stigmates de son histoire.

La deuxième idée de chute s’incarne dans les collages que j’ai glissé sur le dessin. Ils sont extraits, tombés ou détachés, d’une biographie de Jean Genêt écrite par Edmond White. À partir de ces feuilles, je me suis permis de faire des collages, de recolorer certaines images, puis d'ajouter une photo de moi prise sur la tombe de Genet à Larache, au Maroc - pas loin d’où je suis né -, lors d’une sorte de pèlerinage que j’avais réalisé avec un copain sur ses traces. Avec ces images je pose la question de comment se greffer à des histoires et comment une communauté de personnes marginalisées, que ce soit par la race, le genre, ou l’orientation sexuelle, vont se lier à des personnes qui vont les aider à survivre. Le présent regarde vers le passé pour chercher une possibilité de futur qui laisse une trace pour les jeunes à venir.

Le titre fait référence au Jack’s Hôtel où est mort Jean Genet, dans le 13ème arrondissement de Paris. C’est mon quartier, je passe devant cet hôtel presque tous les matins pour prendre les transports. L'histoire ne s'est pas arrêtée au Jack’s hôtel car des gens, par amour ou par haine envers cet écrivain, vont poursuivre son histoire. Une histoire qui peut et doit se réécrire par la marge et par les marginalisé.es. Un autre détail important du dessin est cette main qui vient de l’extérieur, qui va s’occuper de l’enfant queer, de la génération à venir.

La série des Bed Works dont fait partie ce dessin a commencé il y a sept ans lorsque j’ai décidé d’arrêter tout ce que je faisais auparavant pour faire uniquement des dessins au lit. Je ne voulais plus juste dessiner, je voulais inclure cette pratique dans un protocole complet qui va rassembler l’espace de travail, la position, les heures d’activité… Je voulais que tout s’éloigne du monde « commun ». Ce qu’on retrouve aussi dans les écrits de Genêt pour qui il y a deux mondes et la possibilité d'avoir un regard extérieur uniquement en s’éloignant du monde du centre.

Dessiner allongé fait aussi références à l'histoire de l'art avec la peinture orientaliste que je critique énormément car elle représente des femmes et des hommes arabes, des esclaves, souvent dans une position allongée, donc inactive, passive, lascive, manipulable, dominée ou à conquérir, sans histoire, qui laisse le temps passer. Cette position me permet de donner la parole aux gens qui sont en dehors de l'histoire et dans l'histoire de l'art, de donner la parole au modèle.

Petit à petit, les pièces se sont transformées mais je travaille toujours dans le lit, dans cet espace que les gens condamnent lorsqu’on y passe trop de temps. Dans certains pays où l’homosexualité est interdite, retrouver deux garçons dans un lit peut être passible de peines de prison, ou pire encore. C’est aussi un lieu de maladie et de mort. Pendant les années sida, les malades qui avaient de la chance mouraient dans leur lit, sinon ils s’éteignaient dans des conditions encore plus terribles. Le lit est devenu un curseur pour comprendre des mouvements, des périodes, des situations. Cela donne aussi un aspect esthétique à mes dessins parce que je ne suis jamais très loin. Je n’ai pas la possibilité de m'éloigner du dessin pour le voir de loin et revenir le corriger. J’accepte le manque de distance et de perspective, de dessiner quelque chose qui souvent est plat, un peu déformé au niveau du regard, un point de vue qui est à la fois esthétique et politique.