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Audioguide - Violaine Le Fur

Centre Culturel Jean-Cocteau · Violaine Lefur, A l'Ouest

Je m’intéresse aux œuvres autobiographiques, notamment dans la littérature. J’ai découvert la forme du journal filmé que j’ai donné au film avec des œuvres repérées dans des médiathèques : le registre de film sauvage n’est pas facile d’accès et ce sont souvent des œuvres un peu anciennes. Cette vidéo est née après mon expérience en hôpital psychiatrique mais je filmais depuis longtemps. Dès ma première année en école d’art, j’ai découvert l’histoire de l’art, l’histoire de la photo, qui m’ont ouvert de nouvelles perspectives mais en même temps, je me demandais souvent si j’aimais vraiment ces artistes ou si c’était seulement parce qu’on m’avait dit de les aimer. J’ai grandi en banlieue parisienne dans des contextes populaires et multiculturels. Je m’intéressais au documentaire, à l’école de Düsseldorf, tout en ayant conscience que mon histoire et mon parcours étaient très différents. Je n’avais aucune référence artistique qui faisait écho à mon histoire.  

J’ai toujours tenu des journaux intimes : c’était thérapeutique mais cela ne trouvait pas sa place à l’école. Cela a un peu changé maintenant avec l’arrivée des concepts de décolonisation au sein des institutions, mais il y a dix ans, le corps professoral des écoles d’art élitistes que j’ai fréquentées se montrait régulièrement misogynes, racistes et affichait un mépris envers les classes populaires. Heureusement ce n’était pas le cas de tous, mais globalement, on nous apprenait à construire des discours intellectuels qui devaient être validés. Il n’y avait pas de place pour nos émotions et nos histoires intimes. J’avais une pratique artistique personnelle et pulsionnelle. Je tournais beaucoup d’images improvisées de mon quotidien ce qui m’a permis de constituer des archives dans lesquels je suis allée piocher pour ce film.

La démarche de A l’Ouest est aussi influencée par la découverte de l'ethnopsychiatrie et des concepts d’objets de guérison. J'avais cette idée de faire un film qui serait une sorte d'objet de guérison pour moi, mais aussi pour les gens qui le regardent. Je suis allée de mon plein gré à l’hôpital psychiatrique persuadée qu’ils allaient m’euthanasier. Une fois sortie de l’hôpital et de mes délires morbides, je me suis fait la réflexion : tu aurais pu mourir sans jamais aller au Cameroun. J’avais conscience que ce n’était pas un sujet qui ne concernait que moi.

L'approche occidentale traite les problèmes psychiques de manière urgente et pragmatique. C’est ce qui s'est passé pour moi : il fallait que je sorte d'un état délirant. Mais quand j’en suis sortie, j’étais à la fois shootée par les médicaments et bien déprimée.   Je pense que c'est à ce moment-là qu'est venue l’idée d’aller au Cameroun mêlée à l'urgence de faire ce film. L'aspect spirituel de ma personnalité avait besoin d'être soigné. C’est donc un travail très profond, et en même temps, né d’une urgence de soin par la mise à distance de mon expérience de délire.

L'idée de ma propre mort m'a renvoyée à cette terre, à la mort de mon père qui en était originaire. J’y suis allée et c’est lors de ce voyage que j’ai arrêté de prendre des médicaments et entamé un processus de guérison plus profond. Les gens ne connaissaient pas mon histoire. Ils n’ont pas non plus le même rapport à la maladie mentale. J'étais dans un contexte où je n’étais pas vue ni pensée comme malade. Lors d’un premier voyage, je me suis aussi réconciliée avec la sphère de mon intuition, en faisant face aux notions de danger et d’interdit. Au début du voyage, ma famille m'encadrait beaucoup et me disait que tout était interdit et dangereux. A la fin, je suis partie seule et tout s'est très bien passé.  Cela a relancé mon goût de l'aventure et l’idée que les choses vont bien se passer. L’expérience de la folie avait détruit une connexion personnelle à mon intuition avec laquelle j’ai renoué.

Quand je suis retournée au Cameroun pour faire le film, j’avais conscience que ma famille n'allait pas m'accompagner : ce qui concernait la tradition devait rester secret. J’ai organisé mon second voyage seule et la caméra a été un prétexte formidable, quand je suis arrivée au village : le film justifiait ma présence. Je pensais que les gens seraient réticents mais c’est le contraire qui s'est passé. J'expliquais que je venais parce que j'avais envie de faire un film, je parlais de mon histoire. Les gens me ramenaient aux ancêtres en disant : ce n’est pas toi, ce sont les ancêtres qui veulent que tu sois ici et c'est pour ça que tu es là. C'était une expérience étrange. Je n’ai pas du tout trouvé l’opposition à laquelle je m’attendais. Rien ne me bloquait. Ça a été une expérience fondamentale et réparatrice pour moi, d'un point de vue spirituel, mais aussi en tant que cinéaste.

L’idée initiale était de pointer le moment de déchirement dans mon histoire : la mort de mon père quand j’étais enfant et sa sépulture au Cameroun contre la volonté de ses enfants et de ma mère française. Je suis donc partie retrouver la tombe de mon père, que je n’avais jamais visitée. Au Cameroun, lorsqu’on va visiter la tombe d’un défunt proche, on ne peut pas y aller directement. Il faut d’abord aller voir les plus anciens. La lignée est moins individuelle, l’histoire personnelle prend beaucoup moins de place qu’ici. L’histoire ne tournait donc pas autour de moi mais autour de mes ancêtres, que je ne connaissais pas. Cette découverte a été quelque chose de fort et de beau. Souvent les personnes qui ne connaissent pas leur pays d’origine en entendent parler par des disputes, par des problèmes matériels qui sont au cœur de conflits. Ces nouvelles rencontres ont fait que cet espace du Cameroun et du village n’était plus seulement associé à des choses négatives.         

Le fait de passer du temps au village m’a permis de connaitre de belles histoires qui m’ont inspirée, de découvrir de nouvelles notions, comme les relations des habitants aux animaux totems. Je me suis rapidement sentie connectée à la culture bamiléké qui donne une place importante au rêve. Malgré un aspect très organisé et cérémoniel, la façon dont on me l’a présentée m’a offert une grande liberté, parce qu’on n’a pas voulu m’initier. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas le droit de travailler directement sur moi tout en me donnant des clés et en expliquant quels étaient les esprits de la famille qui veillaient sur moi. J’ai rencontré des ancêtres dans les rêves que je n’avais jamais vu en vrai. Cela m'a embarquée dans la découverte et la reconstruction d’un monde intérieur, mystique, puissant et positif. D'où aussi le choix de conclure le film avec une scène nocturne peut-être. On commence le film avec ma naissance filmée dans la lumière très artificielle d'un hôpital et on le termine en dansant sous la lune. Cette danse est très importante. Je ne voulais pas imiter une culture qui ne m’appartenait pas car même s’il s’agit d’une partie de mes origines, je n’ai pas grandi dans cette culture. Je me suis beaucoup questionnée sur mon positionnement de française avec des origines camerounaises. J’ai décidé de ritualiser simplement et intuitivement mon désir de connexion à cette culture. J’ai fabriqué avec le Ndop, le tissu traditionnel royal bamiléké, ma tenue de « princesse ». J’ai improvisé un rituel sur la tombe de mon père en m’appropriant certains éléments culturels qui faisaient sens pour moi comme verser le vin de palme ou encore laver la tombe. Lorsque j’ai montré le film au Cameroun, la scène de danse a choqué certaines personnes. Danser sur les tombes la nuit est considéré comme une action de sorcière. Mais cette appropriation était pour moi une forme de réconciliation, d’assumer le fait qu’“ici" (là-bas) c’est aussi chez moi et que rien ne peut m’arriver. C'est dans ces espaces-là, dans le territoire de la nuit, qui correspond aussi au monde des rêves, que je me suis sentie bien.

La dernière nuit que j'ai passé au village, j'ai rêvé qu'il y avait des yeux qui m’observaient, qui faisaient comme de la lumière dans le noir, des yeux de panthère. Il y en avait une paire, puis une deuxième, puis une troisième, jusqu’à devenir très nombreuses, une cinquantaine. Mais je n’avais pas peur. C’étaient des présences bienveillantes. J’avais des rêves très intenses et les anciens m’en expliquaient la symbolique. C’est grâce à mes rêves que j’ai eu accès à des éléments de cette culture et certains habitants du village m’ont reconnue comme quelqu’un qui avait hérité de certains dons mystiques de mes ancêtres. Cette place me va bien car je suis reconnue, sans avoir les contraintes imposées par la tradition.

Ce film m'a permis de rencontrer plein de gens qui ont eu des histoires similaires à la mienne. Notamment lors de projections organisées par des collectifs de jeunes artistes racisés. Beaucoup de personnes sont venues me parler après l’avoir vu car elles se sentaient concernées. Ce que j'adorais, c'est qu’elles ne me parlaient pas du film, mais elles me parlaient d’elles. Plusieurs fois, des personnes de plus jeune génération que moi se sont mises à pleurer et à partager leurs histoires de conflit qui ont un rapport à la mémoire. Des jeunes en souffrance psychique qui ont vécu des expériences de rejets avec la société française, mais aussi avec leur culture traditionnelle familiale, et pour qui la création artistique était un refuge tout en représentant la possibilité d’une reconstruction

Quand on est enfant, on est baladés, portés par l'histoire de nos parents. Ce film représente aussi le désir de s’approprier son histoire au sens de l’écrire comme on veut. Je pense que mon idée principale était de tenter de trouver une résolution fictive à des problèmes familiaux trop compliqués à démêler pour de vrai. Finalement le film m’a apporté beaucoup plus que ce que je pensais et l’expérience de son tournage continue à me construire et me nourrir aujourd’hui.