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Audioguide - Ibrahim Méïté Sikely

Centre Culturel Jean-Cocteau · Ibrahim Meïté Sikely, Droopy Season, 2021

J’ai réalisé cette peinture en 2020, alors que j’étais encore étudiant à la Villa Arson à Nice. À ce moment-là, j’étais très nostalgique. Mes amis qui étaient en région parisienne me manquaient, alors je les peignais beaucoup. Sur cette peinture, j’ai représenté un de mes amis. On était souvent ensemble dans sa chambre à parler, à refaire le monde. On avait des ambitions et quelque chose qui nous reliait : faire de l’art. Dans nos références de jeunesse il y avait Jean-Michel Basquiat. C’est une figure importante pour moi, qui m’a aidé à me construire. À l’époque, je peignais beaucoup mes idoles. Cette peinture est une sorte d’hommage à Basquiat. Il y a aussi une référence au manga GTO, Great Teacher Onizuka. Ça m'est venu comme ça de faire ce lien. Le personnage du manga, c’est le prof que j’aurais rêvé avoir. Ayant connu la délinquance, il est à même de comprendre les élèves en difficulté. Ce manga m’a aussi aidé à grandir. Je me sentais moins seul en le lisant.

Pour revenir à Basquiat, c’est lui qui m’a donné envie de faire de l’art. Son travail était très engagé et je pense qu’il n’a jamais été compris. Il s'est très vite fait rattraper par son image, son aura. Il est devenu une figure d’artiste noir un peu cool pour le milieu qu’il fréquentait. Ça me semble être une bonne leçon pour moi, une manière de me dire qu’il faut toujours faire attention à garder une certaine discipline et des valeurs. Je voulais donc que le personnage dans la peinture regarde vers le haut.

Il y a aussi dans cette peinture une référence à mes années de jeunesse, à tous ces moments qu’on a passés dans notre chambre à refaire le monde, des moments pendant lesquels il ne se passait rien. Droopy est un personnage qui est tout le temps blasé. Son état général est d’être désabusé. Il se passe des choses géniales autour de lui mais il reste blasé. C’est un peu moi. Je reste toujours sur mes gardes quand il m’arrive quelque chose de bien. J’ai donc voulu lui donner ce titre. Sur la peinture, c’est un portrait de mon ami, c’est son visage, sa peau, mais c’est moi. Au départ, faire le portrait de mon ami était un prétexte pour m’apprendre à peindre, mais au final, la peinture parle plus de moi que de lui.

La peinture de Basquiat que j’ai représentée est Defacement, une de mes peintures préférées. Je la trouve juste et précise. Elle a été faite dans l’émotion. Il l’a peinte après la mort d’un de ses amis, assassiné par la police. Et depuis que Basquiat l’a réalisée en 1983, rien n’a changé dans le monde, c’est toujours la même chose, game over. Malgré l’ambition folle qu’on peut avoir, on sera toujours face au danger. Cette peinture vient pour moi toujours comme un rappel. Le danger qui guette est un thème qui revient souvent chez moi. Je viens d’un quartier sensible et je pensais qu’en faisant de l’art, en sortant du quartier, je m’éloignerais du danger. Mais en fait non. Il y a toujours dans mon travail cette idée d’ascenseur social, souvent au travers du recours au fantastique, aux super héros, à une forme de peinture et d’écriture plus classiques. Tout cela parle de mon besoin de justice. Dans mon enfance et mon adolescence, j’ai été bercé par les mangas et les comics. Et puis vers 24 ans, c’est revenu. Au début, je croyais que c’était une madeleine de Proust, une réminiscence de l’enfance, une nostalgie. Mais en fait, je me suis rendu compte qu’il y avait une raison pour laquelle je m’intéressais aux mangas quand j’étais petit (je pense qu’il y a toujours une raison pour laquelle on s’intéresse à quelque chose quand on est petit). Cette raison pour moi était mon désir de justice. En peignant des super héros, j’ai réalisé que j’avais un besoin de justice qui n’était pas satisfait. Le super héros est une figure de justice dans un monde injuste. Il donne un peu d’espoir pour les gens qui sont sans cesse confrontés à l’injustice. C’est pour ça que je me peins des super héros. Mais parfois, c’est aussi pour cacher la notion de “brillance”. En cherchant une ascension sociale, une émancipation, on peut très vite se sentir un peu spécial, une sorte d’élu, dès qu’on réussit un peu, juste parce qu’on s’en est sorti. Il faut déplacer des montages pour avoir un minimum de respect. La première fois que j’ai exposé dans une institution, j’étais encore étudiant, j’ai été très bien accueilli, j’étais très touché. Après coup, je me suis rendu compte que j’avais simplement été traité normalement, comme n'importe quel citoyen français devrait être traité. Ça m'a frappé. Devenir artiste, c’est un peu mon pouvoir qui me protège de certains trucs. On revient aux super héros. Ça me donne l’impression d'avoir un pouvoir ou une cape spéciale, mais tout ça est bien sûr biaisé.