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Audioguide - No Anger

Centre Culturel Jean-Cocteau · No Anger, Lettre à l'ami.e, 2023

Cet Arbre en corps prend racine dans un refus. Une revue m’avait demandé d’écrire une tribune libre pour un énième numéro sur Handicap et sexualité. J’aurais pu faire un court article universitaire bien dans les clous. Mais à la place, j’ai choisi de rédiger une « lettre à l’ami-e ». Tout en me doutant que les instances de la revue émettraient quelques réserves, j’espérais que la liberté, suggérée par les termes « tribune libre », ne limiterait pas le format du texte, ni les thèmes abordés. Mais, dans les canons universitaires comme dans les standards de la production médiatique, l’expression de l’intime – et a fortiori, l’intime handicapé – doit être lissée, obéissant à des attentes implicites. Certes, on parle de plus en plus des rapports entre handicap et sexualité, mais c’est souvent la question de l’assistance sexuelle qui est abordée, et donc une sexualité handie sous l’angle de l’intervention valide. Ou bien, on traite de la question de la parentalité et de la justice reproductive, c’est une sexualité mise au pas des attentes hétéronormatives et capitalistes, une sexualité mise au travail. Mais dans tout ça, où est le désir, où est le plaisir, où est l’érotisme ? Où est la sexualité récréative ? J’ai souvent la paradoxale impression que, dans la thématique « handicap et sexualité », c’est une certaine évocation de la sexualité qui est attendue : une sexualité sans sexualité, une sexualité handie sans corps handi, une sexualité aseptisée, privée de tout plaisir et de tout échange réciproque. Une sexualité qui sépare. J’ai donc pensé la rédaction de cette lettre dans le prolongement de ces questionnements. Elle a été refusée.

Peu de temps après, je reçois une invitation à participer à une exposition intitulée « Dans ma chambre ». Parce qu’on m’a dit qu’une photo de Claude Cahun serait dans l’expo, j’ai accepté, me sentant en sécurité : mon travail ne semblait pas réduit à mon seul handicap, puisqu’on connaissait ma relation à l’héritage de cet-te artiste. J’ai donc proposé, pour élaborer l’œuvre qui allait être exposée, de travailler à partir de ma « lettre à l’ami-e ». Cela a été accepté avec enthousiasme.

J’ai choisi le medium de l’installation vidéo. Ainsi, mon corps serait plus présent. J’ai voulu montrer les rituels de self-care que je fais le soir dans ma chambre : me passer de la crème hydratante sur les pieds, me masser, etc. Mais je ne voulais pas me filmer en plan large, montrant ainsi tout mon corps, mon lit, ma chambre, mon chez-moi, plaçant ainsi les spectateur-trice-s dans une position qui ne me/leur serait pas confortable. Je voulais à tout prix éviter l’écueil du voyeurisme. J’ai donc choisi de faire un très gros plan sur mes pieds en train de se soigner et de se prodiguer du bien-être. Mais je ne pouvais pas produire cette seule vidéo centrée sur mes pieds, car je craignais de reproduire une certaine grammaire visuelle : présents dans presque toutes mes apparitions vidéos, les gros plans sur mes pieds en train de taper à l’ordinateur révèlent le regard des journalistes et des monteurs-monteuses vidéo. Leur façon de filmer mon corps m’exceptionnalise, orientant l’attention des spectateur-trice-s sur une partie de mon corps, et non sur mon travail. C’est une grammaire du morcellement, un morcellement imposé, mais que j’entends bien me réapproprier, en montrant des « morceaux choisis ». Mes pieds, mon œil, ma peau, ma bouche font donc partie de l’anthologie de mon corps, que j’ai moi-même écrite.

En même temps, avec les commissaires, je discutais de l’emplacement de mon œuvre. Il s’avérait qu’il y avait de grandes plantes à l’entrée de la salle d’expo. Or, vers la fin du film In the mood for love (qui me fascine depuis l’adolescence), on voit un homme s’approcher d’un arbre pour lui confier son secret.

Je vous invite donc à vous asseoir sous les arbres, près de moi, près de mon corps. Qui sait ? Peut-être vous chuchoterai-je un secret ? Peut-être vous ai-je laissé une lettre ?