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Audioguide - Pierrick Sorin, Les Réveils

Centre Culturel Jean-Cocteau · Pierrick Sorin, Les Réveils, 1988

Les Réveils est un film que j’ai fait en 1988. J’étais encore étudiant à l’école des Beaux-Arts mais ce qui m’intéressait, c’était le cinéma. Je pensais être trop vieux pour la FEMIS donc je me suis rabattu sur une école d’art mais j’avais toujours l’idée du cinéma en tête. Même en étant en école d’art, j’ai surtout fait de petits films. À l’époque j'étais un peu dans l'idée de prendre le contrepied d'un certain cinéma industriel, américain ou non. Je voulais faire un cinéma sans qualité, beaucoup plus brut que ce qui était proposé par l'industrie du cinéma.

Et puis, un jour parmi d'autres, je me suis réveillé effectivement fatigué. Et quand je me suis présenté dans ma salle de bain et que j'ai vu mon visage dans le miroir, j’étais tout bouffi. Spontanément, je me suis parlé à moi-même. Mais ce n’était pas une démarche artistique, c'était une démarche de vie normale. Je me suis vu dans le miroir, je me suis dit à moi-même : ce soir, il faut que je me couche tôt car ça ne va vraiment pas cette tête. Et au moment où j'ai dit ça, je sentais en même temps que je n’allais sans doute pas tenir cet engagement vis à vis de ce type qui me regardait dans le miroir qui était moi. Et je me suis mis à rire. J'ai trouvé que cette situation est un peu risible de se dire à soi-même dans le miroir « je vais me coucher tôt » tout en sachant que je ne pourrai peut-être pas réussir à le faire. Et c'est pour ça que je me dis, tiens, il y a peut-être quelque chose à faire avec ça. Avec ce visage déformé par la fatigue et cette promesse un peu vaine de changer, de devenir différent, de se coucher tôt.

Cela peut renvoyer aussi à toutes les injonctions de changement et de progrès qu'on peut se donner à soi-même. Donc je me suis dit qu’il fallait que je fasse un film sur ce sujet-là. Pour faire ce film, il faut que je le fasse en conditions réelles. Il ne faut pas que je me mette dans un lit et que je fasse mon tournage en une journée, en prenant des habits différents ou en essayant de faire des têtes différentes. Il faut que je crée un dispositif qui me permette, sur une durée d'un mois, d'enregistrer de véritables réveils.

Donc j'ai mis en place ce dispositif qui est expliqué dans le film, avec un petit programmateur de lumière pour qu’elle s’allume très violemment à l'heure où je dois me réveiller en plus d'un réveil qui sonne et un micro caché sous l'oreiller qui avait pour fonction de déclencher la caméra à distance.

Je raconte l'histoire de quelqu'un qui se promet à lui-même de se coucher tôt. Mais c’est surtout la question du dispositif qui est posée, comme dans beaucoup d’autres parmi mes films ou installations. Avec ce film d’anti-cinéma, c'était l'idée de rendre compte de cette fragilité humaine qui se traduit par une certaine incapacité à tenir de bonnes résolutions. Et d’affirmer que tout cela reste de l’image. On voit bien qu’il y a une caméra, un dispositif. Vous voyez quelqu’un qui se filme. On a parfois tendance à oublier que quand on regarde des images, ce n’est pas la réalité, c’est une réalité médiatisée. J'appelle ça pompeusement un souci épistémologique. L’épistémologie est l'étude des conditions de l'existence d'un savoir. J'aime bien étudier un peu les conditions d'existence d'une image et c'est pour ça que très souvent je montre le dispositif qui sert à faire l'image pour relativiser cette image aussi qui n’existe que grâce à une technique, un outil.

Il y a un côté un peu intellectuel qui n’est pas forcement ce que les gens retiennent. Ce film a fait le tour du monde, il a été traduit dans de nombreuses langues et a énormément de vues et commentaires aussi sur Youtube. Ce que les gens retiennent c’est ce qui les renvoie à leur propre quotidien, à leur propre souci de ne pas se réveiller trop fatigué.es le matin.

Il y a un rapport avec ce qu’on voit aussi aujourd’hui sur Youtube - certain.es m’ont défini un précurseur du Vlog - qui m'a totalement échappé. Enfin, je pense qu'on ne fait jamais les choses par hasard, qu'on est pris dans une histoire qui nous influence sans qu'on s'en rende compte. C’était peut-être une époque déjà où certaines valeurs politiques s’étaient un peu éloignées, j'étais peut-être dans un mouvement de revenir vers des choses un peu plus individuelles, plutôt que d'avoir des grands messages moraux. Je faisais partie d'une génération qui revenait vers des petits soucis personnels en essayant de trouver là dedans quelque chose d'un peu universel quand-même.