Un site de la Ville des Lilas

Audioguide - Prosper Legault

Centre Culturel Jean-Cocteau · Prosper Legault

J’ai toujours aimé flâner dans les rues de Paris après le coucher du soleil. Pendant longtemps, j’y passais mes nuits entières pour faire des graffitis. Après la fermeture du métro, lorsqu’il y a moins de trafic dans les tunnels, on se déplaçait pour poser notre travail ou aller regarder celui des autres. J’ai aussi beaucoup d’amis DJ et j’adore les clubs. Ce n’était pas rare que je passe une partie de ma nuit à danser et l’autre à peindre.

Encore aujourd’hui, j’ai la chance dans ma pratique artistique de pouvoir décaler mon rythme et travailler la nuit. J’utilise l’après-midi pour des mails, des appels, pour communiquer avec les gens qui ont des horaires de journée, puis je vais à l’atelier de 18h jusqu’à 3/4h du matin. Ça me permet d’y être plus au calme, j’aime bien être seul dans ma bulle. La nuit, d’autres aspects ressortent.

Avec ses lumières artificielles, la nuit rend visible l'activité humaine sur le monde. Avec le clignotement des enseignes, l’éclairage public, les feux des voitures, il y a beaucoup d’informations qui se dessinent dans l’espace : le travail, les mouvements des gens, le flux ininterrompu des transactions, à grand échelle comme aux coins des rues. C’est un temps qui permet de remettre les choses en perspective, de se questionner sur ce qui nous entoure, en voyant ce qu’on ne voit pas habituellement : une semi-remorque qui livre de paquets de gâteaux dans une épicerie par exemple. Tu comprends que l’emballage de ce gâteau a sûrement fait un très long voyage depuis sa production jusqu’à sa livraison dans le Lycamobile où tu l’achètes deux euros. La nuit permet d’extrapoler, de réfléchir à comment les molécules et les énergies voyagent dans tout ce qui nous entoure.

Depuis longtemps je suis fascinéj’aime  par les façades des magasins allumées la nuit. Certains commerces, en éclairant des parties de leurs devantures, font apparaitre des messages de manière plus ou moins consciente. Ce sont des compositions par inadvertance. J’ai commencé à les prendre en photo, en récoltant une sorte de catalogue de références visuelles qui revenaient où que tu sois dans la ville. Ça me permettait de prendre conscience de la beauté de tout ce qu'on ne voit pas forcément le jour, quand nous courons rythmés par une réalité très accélérée. Le temps de la nuit permet de porter attention aux choses anonymes, qui semblent anodines mais témoignent d’une attention esthétique que tout le monde porte sur son environnement.

Après les photos, je me suis intéressé aux enseignes et aux néons en eux-mêmes, ces lumières gazéifiées qui dessinent les paysages nocturnes, pour en faire le matériau même de mes oeuvres.  J’en ai récupéré plein, c’était comme si j’arrivais à attraper des fragments de la nuit et de ses histoires, comme si je pouvais restituer par leur lumières fragiles les récits fugaces qu’ils avaient éclairés le temps d’un clope fuméed’une clope fumée sous un lampadaire ou d’une discussion engagée au fond d’une impassedevant une épicerie. Assemblés à d’autres matières récoltées dans la ville, ils me permettent de parler du monde qui m’entoure, des sensations, des sentiments, des souvenirs que chacun d’entre nous a pu vivre en traversant une ville »permettent de parler du monde qui m’entoure, des sensations, des sentiments, des souvenirs que chacun d’entre nous a pu vivre en traversant une ville la nuit, ou regardant ses lumières par la fenêtre de son appartement.

HabituellementSouvent, je reprends des bouts de ville que j’expose dans des galeries ou des musées. Aux Lilas, pour l’exposition La Nuit venue, on y verra plus clair, nous avons décidé de les réinstaller dans la ville, de les réinsérer dans le réel. C’est comme boucler la boucle, tout en affirmant le pouvoir déstabilisant que cet acte d’extraction et réinsertion donne à un même signe. Réinstallés au milieu d’autres enseignes, ces assemblages n’ont plus de fin publicitaire et redonnent à l’écriture la puissance de la poésie, des mots que l’on ne peut pas consommer. Je me dis qu’attirer l’attention des gens sur leur environnement, sur leur quotidien, leur donnera aussi envie d’en prendre soin.

J’ai choisi les emplacements des oeuvresœuvres pour créer un parcours qui, du métro, guide les passant·es jusqu’aux salles du Centre culturel. « Nuit » est le premier mot que l’on rencontre en sortant de la station Mairie des Lilas. Accroché sur le poteau d’un lampadaire rue de Paris, il s’allume avec l’éclairage public, comme une veille enseigne qui indique le ciel étoilé nous accueille dans le temps de la nuit.

Un peu plus loin, au niveau de l’intersection de la rue de Paris et de l’avenue du Garde-Chasse, le mot “écriture” fait face à la librairie Folies d’Encre. Grace à la gentillesse d’un ancien commerçant, j’ai pu récupérer les lettres de l’enseigne d’une vieille charcuterie qui habillaient la devanture d’un immeuble proche. En mélangeant ses lettres, j’ai composé l’anagramme « écriture », que nous avons installé à quelques mètrequelques mètres de son ancien emplacement, comme si ses lettres étaient tombées au sol. Ce mot fait écho à la pléthore de messages qu’on lit autour de nous mais aussi à ma propre pratique plastique et musicale. Quand j'explique mon travail, J’aime bien penser que mon travail de sculpture c’est comme si j’écrivais avec des objets, par assemblage. J’utilise les formes et les couleurs des matériaux comme les mots d’un vocabulaire, d’un langage avec lequel je m’exprime.

On peut aussi faire des rimes ou des jeux de mots en restant silencieux, c’est ce qui me plaît.j'aime bien dire que c'est comme si j'écrivais des poèmes avec des objets, par juxtaposition. En les utilisant comme des mots, je crée de rébus de rebuts. Chaque élément fait partie d’un vocabulaire, les matériaux que j’utilise pour les assembler sont leur ponctuation, leurs formes le style syntaxique.

Au-dessus de l’entrée du marché Gisèle Halimi, quatre lettres récupérées sur la devanture d'un restaurant forment le mot Bird, l’“oiseau”. Accrochée là-haut, on dirait qu’elle s’y est posée pour faire son nid. Allumée la nuit, elle devient un hommage aux oiseaux de nuit, les gens qui ne se dorment pas comme les autres, les noctambules : ceux qui ne veulent pas aller se coucher mais aussi ceux qui se lèvent quand il fait encore noir pour aller travailler, comme les commerçants du marché.

Dans le bassin de la fontaine vide devant l’espace d’Anglemont, j’ai installé une œuvre que j'ai faite sur l'invitation de l’artiste Mohammed Bourouissa à Gennevilliers, dans le cadre d'une kermesse organisée pour les enfants. C’était une manière de leur faire découvrir les arts plastiques autrement. J’aime montrer qu’on peut faire des œuvres et s’émerveiller à partir d’objets qu’on a autour de soi : que ce soit un paquet de gâteau, une semelle de basket, une typographie d’enseigne ou des autocollants mal imprimés. La moitié des éléments qui composent la pièce a été récupérée sur place : un petit tissu d'une boucherie, une enseigne de l’Espace Magellan, quelques lettres néon d’un vieux fleuriste. J’ai aussi ajouté un chicken spot en me disant qu’ils sont partout maintenant, il devait forcément en avoir un pas loin. C’est une invitation à regarder autour de soi dans son quartier, de discuter avec ses potes et de cueillir les choses, comme des fleurs.

Glaneur, l’oeuvre accrochée sur la façade du bâtiment d’Anglemont, est une sorte d’autoportrait en lettres : une devise qui parle de mon travail et de ma façon de vivre le monde. C’est important pour moi de récupérer des objets qui sont familiers à un lieu et aux gens qui l’habitent et de leur rendre sous une autre forme. Les enfants de Gennevilliers ont reconnu les éléments de leur quartier, ceux des Lilas reconnaîtront peut-être l’enseigne de la rue de Paris. C’est bateau de dire ça mais ça permet de réenchanter le quotidien, de poser un autre regarde sur ce qui nous entoure, en ajoutant une sorte d’étrangeté. Comme si tu voyais des éléments que tu connais mais déformés dans une sorte de rêve. Un bouquet d’éléments d’une étrange familiarité, qui ne fane jamais.