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Audioguide - Nefeli Papadimouli

Centre Culturel Jean-Cocteau · Nefeli Papadimouli

Les recherches plastiques que je développe ces dernières années impliquent beaucoup de personnes et sont sensibles aux territoires. Ce sont des vecteurs de rencontres que j’appelle “Cartographies relationnelles”. Elles explorent les manières dont les corps peuvent transformer l'espace et dont l'espace peut transformer les corps, à travers notamment des oeuvres en textile. Le projet que j’ai mené aux Lilas en constitue le cinquième volet. Chaque “Cartographie relationnelle” rassemble dix costumes portés par dix personnages qui vont à la rencontre les uns des autres avec des approches différentes, liées chaque fois au contexte spécifique de création, au territoire. Ces œuvres textiles, à la fois costumes et sculptures, portent dans leurs formes les relations qui existent entre les personnages, les façons qu’iels ont de se lier l’un·e à l'autre. 

Dream Coat a été créée suite à l’invitation du Centre culturel Jean-Cocteau à venir travailler dans le cadre de sa saison d’expositions dédiée à la Nuit. Tout en continuant à travailler autour de la construction de communautés éphémères, j’ai cherché comment créer un projet pour le lieu en me demandant où, quand et comment la communauté peut exister le temps de la nuit. J’ai écarté tout de suite le champ de la fête, dont je me suis éloignée récemment étant jeune mère. J’ai commencé à réfléchir au contraire à la possibilité d’une rencontre dans un méta-verse qui relierait différents lieux de rêves, une sorte d’utopie de nos rêves. Il s’agit d’une idée qu’on retrouve dans la mythologie grecque, où l’on décrit le rêve comme un lieu, un espace où tout le monde se retrouve.

Pour donner de l’ampleur au projet, j’ai invité deux artistes à collaborer avec moi : André Serre Milan, qui est compositeur et professeur au Conservatoire de Reims, et Vincent Ceraudo, qui est artiste et qui a déjà travaillé sur les rêves lucides. Nous avons ensuite été porté·es par les habitant·es des Lilas, leur imagination, leurs mémoires, leurs histoires et surtout leur générosité dans le partage. Avec l’équipe du Centre culturel, nous avons lancé un appel pour que les habitant·es de la ville participent au projet en partageant leurs rêves. Nous avons organisé plusieurs rendez-vous de “Dreamstorming” au fil desquels le groupe a partagé des rêves récurrents et des réflexions autour des songes, qui sont finalement des projections de mémoires individuelles et collectives. 

Ces récits très précieux sont devenus la matière première d’un film que j’ai prolongé dans l’espace des salles d’exposition sous forme d’installation. Les voix des participant·es en constituent un élément primordial. Elles structurent la voix-off de la vidéo et, mixées par André Serre Milan avec des sons provenants de leurs corps des et des bruits qu’iels ont entendu dans leurs rêves, constituent une bande sonore qui résonne dans l’exposition. Nous nous sommes beaucoup inspirés de la mythologie grecque pour cette réflexion autour des voix. Notamment du mythe d’Orphée mais aussi du dieu Hypnos, le sommeil, jumeau de Thanatos, la mort. L’idée est que les rêves existent au-delà des personnages qui les vivent. Ils existent avant nous, ils existeront après : ils nous traversent. Insufflés par des divinités, on suit dans le film leur voyage d’une personne à l’autre, pour enfin les retrouver, portés par les dix personnages, dans un espace commun, la scène du théâtre du Garde-Chasse. Les lieux du tournage du film sont des architectures et des espaces emblématiques de la ville qui ont été les décors de certains rêves des participant·es, ou qui leur ressemblaient étrangement. Ce sont des lieux profondément liés à leur inconscient.

Les costumes sont le vecteur formel de ces rencontres, deuxièmes peaux cousues sur les personnages par le fil du sommeil. Je les ai crée après avoir rencontré les participant·es, c’était très important de pouvoir ressentir leur énergie et leurs corps. Je les ai conçus en fonction de leurs morphologies, de leurs mouvements. Ce sont des très grandes robes qui ressemblent à des kimonos. Sur leurs manches, des peinture scindées en deux se recomposent lorsque deux personnes se réunissent côte à côte. Ce sont des paysages, un peu abstraits, avec des références à des montagnes, des soleils, la mer… Lorsque tous les personnages sont en cercle, on aperçoit la course du soleil, de son lever à son coucher. Cette idée de compléter une peinture par la rencontre des corps est très importante pour moi. C’est un écho au mythe d’Aristophane cité par Platon dans le Banquet [nous sommes la moitié d'un être humain, et nous cherchons sans cesse notre moitié]. Mais plutôt que de compléter des corps, il s’agit ici de faire émerger par leur rencontre une nouvelle image. Être ensemble permet de révéler autre chose. Chaque personnage complète un autre jusqu’à finaliser un cercle qui permet de voir le cycle du soleil peint sur une seule toile, la cartographie relationnelle de la communauté éphémère des rêveur·ses des Lilas. Ces peintures sont inspirées notamment du travail de la poétesse et artiste américano-libanaise Etel Adnan. Le rêve d’Evelyne, une des participantes, m’a fait penser à l’un de ses poèmes. Une autre grande référence picturale est La Danse de Matisse. Le mouvement de la ronde, collective ou individuelle, rappelle celui des derviches qui tournent pour atteindre une sorte de transe. Le mouvement avec les peintures qui se révèlent lorsque les participant.es lèvent les bras est aussi une référence à Loïe Fuller et à sa danse papillon. Toutes ces images habitent les murs de mon atelier et nous en avons beaucoup parlé avec les participant·es tout au long du projet.

Samedi 2 mars, les costumes exposés dans l’installation reprendront vie lors d’une performance dans l’espace urbain, du Centre culturel Jean-Cocteau jusqu’aux planches du Théâtre du Garde-Chasse. Ce sera une manière de rendre réelle la fiction : sorti·es du film, ses protagonistes vont venir réhabiter la ville comme une communauté, brouillant les limites entre fiction, rêve et réalité.