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L'IMPOSSIBILITĖ DE L'ABSOLU - Patrick Scemama

 
 
Capturer la beauté du monde et en particulier cette heure magique du crépuscule où le soleil disparaît derrière la ligne d’horizon, laissant derrière lui toute une palette de couleurs qui va du rose diaphane au mauve incandescent en passant par le jaune argenté, l’orange flamboyant ou le gris opaline : combien d’artistes, même bien avant Turner ou les impressionnistes, n’ont été tentés de relever le défi ? Emmanuel Régent s’inscrit dans cette tradition, qui consiste à peindre sur le motif, en essayant de traduire le plus fidèlement possible ce ressenti et de garder trace sur le support de cet instant si particulier, qui peut toucher au sublime ou devenir cliché de carte postale. Il va même jusqu’à éliminer tout élément figuratif, dont le regardeur pourrait se servir comme point d’ancrage, pour se concentrer sur la lumière, la couleur, la subtile harmonie des plans qui s’entrelacent et se superposent.
 
Il faut dire que, pour mener à bien ce projet, il occupe une position privilégiée, lui qui vit en grande partie à Villefranche sur-Mer et dont l’atelier domine cette rade qui est parmi les plus éblouissantes du monde et qu’on peut passer des heures à contempler. Les crépuscules, comme des feux d’artifices, y ressemblent à des œuvres d’art qui trouveraient naturellement leur place dans un cadre précieux. Alors, tous les soirs, il s’installe pendant une heure ou deux face à ce spectacle grandiose et peint à l’aquarelle ce que représente pour lui ce « dernier soleil », cette ultime lueur avant que le noir de la nuit n’aplanisse tout. Mais il sait que sa tentative est vaine, que cette nature ne se laisse pas apprivoiser, qu’aucun artiste n’est jamais parvenu à en surpasser la beauté. Aussi, il laisse la nuit lui porter son conseil et, au matin, déchire en plusieurs morceaux l’aquarelle qui lui semble la plus réussie.
 
Cette déchirure, ce fragment, c’est un peu la marque de cet artiste qui préfère le vide au plein, l’absence à la présence, l’effacement à l’affirmation. Que ce soit dans ses dessins, qui laissent une large place à la réserve, dans ses sculptures, qui ouvrent souvent sur une béance ou dans ses peintures qu’il ponce pour aller chercher la lumière qui les fonde, il agit plus par retrait que par ajout, par trait furtif que par intervention massive et revendicatrice. Et récemment, lui qui aime tant la mer et s’y meut avec facilité, il s’est mis à montrer les fragments d’épaves qu’il remonte à la surface depuis de nombreuses années et qu’il expose tels quels, sans y toucher, pour mieux mettre en avant le travail du temps et l’usure de l’eau. Ces épaves, d’ailleurs, font beaucoup penser aux aquarelles déchirées, tant sur un plan formel que dans la symbolique : comme elles, elles sont le reflet d’un élément naturel (ici l’eau, là l’éther azuréen), comme elles, elles témoignent d’un univers insondable et éternel (ici la profondeur des mers, là le ciel toujours recommencé), comme elles, elles sont des morceaux d’un tout que l’on devine, mais que l’on ne connaît pas (ici, de bateaux échoués, là de crépuscules que l’on a sûrement vus, mais dont on ne garde qu’un souvenir).
 
Mais plus encore que les épaves ou même toutes les autres oeuvres d’Emmanuel Régent, ces fragments d’aquarelles sont des pièces romantiques. Car elles disent l’amour impossible, l’impossibilité de l’absolu. Elles sont comme ces lettres que l’on écrit à l’être qu’on aime pour lui témoigner de notre amour. Et c’est parce qu’une lettre ne peut jamais décrire, justement, l’intensité de cet amour qu’on préfère la déchirer, pour aussitôt en recommencer une autre. Mais en en gardant des fragments, que l’on pourrait disperser au vent ou comme des bouteilles à la mer (encore elle !), en espérant malgré tout que cette personne les trouve et comprenne alors ce que les mots ont échoué à exprimer. Il y a du mythe de Sisyphe dans cette quête dérisoire et toujours recommencée. Il y a aussi une volonté farouche de toujours remettre l’ouvrage sur le métier et de ne jamais se laisser décourager. Il y a enfin une métaphore de la condition de l’artiste pour qui chaque œuvre n’est que le fragment d’un tout impossible à approcher, mais dont on s’efforce malgré tout, vaille que vaille, de définir les contours.