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LES ZONES DE L'OUBLI - Luca Avanzini

 

 

Bienfaisante magie de l'oubli, qui recouvre les douleurs et les hontes, qui permet de supporter les autres, qui permet de se supporter soi-même !

Romain Rolland, Quinze ans de combat, 1935

 

L’exposition « Les zones de l’oubli » présente dans les salles de l’espace culturel d’Anglemont un ensemble de dessins, aquarelles et installations réalisés par Emmanuel Régent, artiste originaire de Nice. Le titre de l’exposition est tiré d’une série de ses oeuvres graphiques représentant des carcasses d’avions écrasées au sol, restes de catastrophes récemment survenues et pourtant déjà lointaines, débris mélancoliques d’un présent perdu à jamais dans une subite amnésie.

La ruine et le fragment sont au coeur du travail de l’artiste. Chaque pièce présente au visiteur un bout de réalité figé dans un temps cristallisé, atemporel : la montre muette d’un kamikaze japonais indique au mur l’heure de son dernier souffle ; les décombres d’un quartier de Homs éventré par les bombes de l’armée syrienne engloutissent le regard du spectateur, tandis que la vision du naufrage d’un cargo sur les rochers d’un littoral inconnu provoque un sentiment de mélancolie et d'angoisse. L’homme ne figure pas dans ces représentations1, si ce n’est par ces ruines qui témoignent de son passage et constituent le décor d’une sorte de Grand Tour des catastrophes économiques, politiques et écologiques actuelles. Si les œuvres jouent avec les codes de la peinture ruiniste classique et romantique, elles ne cèdent pas à l’esthétisation. Les débris ne véhiculent ici aucune valeur allégorique ou pittoresque du passé comme pouvaient le faire les architectures démesurées de Piranèse ou les paysages sublimes de Friedrich. Dans leur apparente atemporalité, ils interrogent le visiteur sur les (dés)équilibres géopolitiques du temps présent, leur représentation et la posture qu’il entretient vis à vis de ces réalités, oscillant entre empathie et oubli.

Le réalisme quasi photographique des dessins d’Emmanuel Régent les assimile, à première vue, à des clichés en noir et blanc. Pourtant, en s’en approchant, le visiteur découvre l’artifice : le papier blanc est parsemé de milliers de hachures noires réalisées au feutre fin. Cette ressemblance n’est pour autant pas anodine. L’artiste réalise ses dessins à partir de photographies trouvées sur Internet, dans le flux incessant d’images qui nourrit nos journées hyper-connectées. Toutefois, il ne s’agit pas de simples reproductions. Il prend le temps d’interpréter et de composer ses images, s’opposant par la lenteur de la réflexion et du geste à la dissolution boulimique des drames contemporains dans l’amnésie de l’information spectaculaire. Les milliers de traits dessinés qui font émerger les images du papier blanc ouvrent une brèche vers la réalité, transmuant la virtualité fugace des pixels en présence et en interrogation. La même résistance par la lenteur et l’incarnation du geste se retrouve dans ses installations et ready-mades. Ainsi, pour évoquer l’hécatombe tant médiatisée qu’instrumentalisée des bateaux de migrants engloutis dans la Méditerranée, l’artiste plonge en apnée à la recherche de débris d’embarcations de plaisance coulées au large de Villefranche-sur-Mer, où se trouve son atelier. Il les recueille et les expose soigneusement en tant que tels, transformant ces déchets marins en monuments (du latin monere : « rappeler, faire savoir »). La distance entre signifiant et signifié, Cannes et Lampedusa, annule subtilement celle qui sépare notre quotidien de ces catastrophes. Dans « Abîmes » (2018), la toile bleue d’un store, percée de trous de cigarettes, joue le même jeu de stratification sémantique. En veillant comme un ciel étoilé sur le visiteur entouré de ces fragments d’épaves, il le plonge dans les traversées nocturnes des bateaux du désespoir, là où la mer et le ciel se fondent dans le bleu des abîmes. Pourtant, la carte céleste scrupuleusement tracée sur le tissu ne correspond pas à celle qui guide les passagers de la Méditerranée, mais à celle observée par l’artiste à l’heure et au lieu de création de l’oeuvre. Le geste poétique affirme et sublime à la fois l’écart de deux regards et des deux situations, si lointaines mais partageant le même firmament.

En neutralisant la séparation dramaturgique, propre à l’histoire médiatisée, entre ce qui se joue sur scène et le public, entre acteurs et spectateurs, Emmanuel Régent questionne les « zones de l’oubli » du visiteur, et par cela sa position face au temps présent : un temps fait, comme ses dessins, d’espaces blancs laissant à tout un chacun une possibilité d’y intervenir.


1. Seule exception de cette série, une discrète silhouette noire se tient face à un avion écrasé dans Les Zones de l’oubli (7 décembre). La figure nous tourne le dos et observe, immobile, le drame, véritable mise en abyme du spectateur et sombre réinterprétation du Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich (1817, Kunsthalle de Hambourg).