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LA TRIBU DE LA LANGUE VERTE - Luca Avanzini

Il y a plus de choses dans la terre d’un tableau que dans le ciel de la théorie esthétique.
Christian Dotremont, Asger Jorn, 1949 (1)
 
Six livres géants reposent dans les salles d’exposition du Centre Culturel Jean-Cocteau. Ils sont ouverts par terre, sur un tapis rythmé d’un motif de masques tribaux autour desquels des figurines semblent danser. Ce sont des livres hors-échelle et très spéciaux : ils  ne contiennent pas de mots et racontent des nouvelles histoires chaque jour. Les créatures qu’ils abritent se couchent avec deux yeux et se réveillent avec trois de plus. Un visiteur qui reviendrait à plusieurs reprises les consulter se croirait fou, ou jurerait avoir vu disparaitre certaines figures sous des aplats de couleurs.

Ce sont les livres de la Langue verte du trio d’artistes CANEMORTO, des livres magiques que le Centre Culturel Jean-Cocteau et la bibliothèque André-Malraux ont eu la chance de pouvoir montrer dans une exposition étonnante faite pour et par les enfants. CANEMORTO, ce sont trois artistes italiens à l’identité cachée qui mènent depuis quinze ans une expérimentation picturale et narrative unique, à la frontière entre fiction et réalité. CM est la signature de leur pacte, scellé durant leur scolarité dans un lycée artistique au fin fond de la province milanaise. Un après-midi, alors qu’ils peignaient dans la rue, ils sont bouleversés par une vision, celle de la carcasse d’un chien dans une friche. Le choc est violent, esthétique, inattendu. Les trois amis forment ainsi un crew (2) sous la tutelle de l’esprit du chien-mort qui les guide dans une mission commune : trouver un style pictural capable de retransmettre la secousse brutale et libératrice causée par l’apparition du cane morto.
 
La Txakurra, nom donné à cet esprit, porte en soi la libération envers toute structure de pouvoir. C’est l’anti-divinité dionysiaque refusant l’ordre apollinien (3) des normes sociales qui transforment les enfants en adultes. C’est le chien sacrifié et mangé par les “Maitres Fous” filmés par Jean Rouch en 1955. C’est la figure cathartique qui déjoue les codes du pouvoir qu’Asger Jorn, chef de fil du mouvement expressionniste CoBrA, dénonce dans son Discours aux Pingouins : “nous pensons que derrière les fausses conceptions morales ou esthétiques, métaphysiques, qui ne correspondent pas aux intérêts vitaux de l’homme, existent la vraie morale et la vraie esthétique matérialiste. L’une est l’instinct de nos besoins, l’autre l’expression de nos désirs sensoriels (4)”.
 
Trains de marchandises, bâtiments abandonnés, devantures métalliques de centres-villes et semi-remorques deviennent les supports d’une flopée de personnages démesurés et énigmatiques, laids et fantastiques, qui interpellent les passants par leur présence et leurs formes a-normales. La recherche de CANEMORTO est matérialiste, anti-intellectuelle, collective, expérimentale, fantasque. Elle prend racine dans la culture clandestine du graffiti, mais se libère de ses rigidités par une attitude de légèreté commune à ceux qui ne prennent au sérieux que le jeu. Elle est ambivalente, ironique, hybride. Son langage respire l’oxygène de ceux qui font du geste pictural une exigence vitale et une évidence spontanée : l’Art brut des fous et l’Art libre des enfants. Le langage de la Txakurra s’appelle la Langue verte : instinctive, directe et crue, cette langue prend vie dans l’énergie du dessin et parle à tout le monde sans dire un mot.
 
Comment rendre compte de cette énergie à l’intérieur des murs institutionnels d’un centre d’art, sans éteindre le feu sacré du chien-mort ? Première règle : inverser les règles. Une célèbre comptine se fredonne en Italie : "Le monde tombe, la terre tombe, tout le monde tombe par terre ! (5)" Les œuvres tombent des murs. Elles prennent la forme de livres disposés dans les salles tels des îles sur lesquelles les enfants rampent, se roulent et marchent à la recherche des trésors cachés dans la stratification géologique de leurs pages. Deuxième règle, détourner la loi première d’une salle d’exposition : ne pas toucher les œuvres. Dans le monde de la Langue verte, il ne s’agit pas seulement de les toucher mais bien de les transformer. Des crayons de couleurs sont laissés à disposition de toute personne de moins de 12 ans, âge où l’on basculerait vers la société des grands. Les pages de chaque volume, habitées par des figures mystérieuses et biscornues à peine esquissées, n’attendent que les dessins des enfants pour se métamorphoser et prendre vie. En cassant la verticalité propre à la muséographie traditionnelle et en annulant toute distance de sécurité, les œuvres deviennent le terrain d’une rencontre qui n’est pas seulement d’ordre symbolique. Elle est une rencontre physique, sensorielle, avec l’inconnu qui nous révèle à nous-mêmes. Cet archipel de papier composé de six grands livres est complété de trois volumes nomades en tissu. Conçus pour les petit.es qui ne savent pas encore tenir un crayon, ils voyagent à leur rencontre dans la malle des bibliothécaires. Posés sur le sol des crèches et de la bibliothèque, ils deviennent le décor d’aventures surprenantes, où l’esprit du chien-mort voyage à travers les volcans de terres lointaines, où l’on touche la moustache d’un monsieur qui change d’expression et se transforme au fil des pages.

Plus de 1500 enfants ont participé à cette performance collective du 8 octobre au 11 décembre 2021. En suivant les indications données par CANEMORTO, énoncées dans une vidéo à la manière des protocoles de Fluxus, illes ont enlevé leurs chaussures, choisi une couleur et laissé libre cours à leur imagination sur le papier épais de ces livres magiques. Parfois en équipe (30 classes ont visité l’exposition), certain.es en solo ou en groupes de copains et de copines, illes ont échangé leurs crayons et se sont épaulé.es dans des freestyles déchainés sans jamais se demander si illes avaient le droit de s’exprimer ou comment le faire. Certain.es ont suivi les contours des personnages dessinés à six mains par CANEMORTO, d’autres les ont ignorés, d’autres encore les ont recouverts avec véhémence, comme des graffeurs en mission “punition” recouvrant les rames du métro avec leur geste obsessionnel. Il en résulte une jam session où l’on ne reconnaît plus les traits des artistes ni ceux des enfants, rompant avec la division qui fonde la société des adultes. A-t-on déjà entendu un enfant dire qu’il fallait être artiste pour dessiner ? Expression d’antan désignant l’argot, la “langue verte” (6) est ici un patois libre, sans cesse renouvelé. Son alphabet est tracé par les gestes qui rythment un rituel où le collectif transcende l’individu, se nourrissant de son empreinte unique : son style. C’est une langue dansée dont les motifs varient selon les vibrations de traits, tonalités, et coups de crayon tantôt doux tantôt puissants. Comme dans une nouvelle Babylone, les membres de la tribu de la Langue verte se comprennent sans parler, unis dans la liberté qui fait de l’enfance le terrain de tous les possibles.
 
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(1) Titre d’un tableau réalisé à quatre mains par le poète Christian Dotremont et le peintre Asger Jorn en 1949, durant leur appartenance au groupe expressionniste CoBrA.
(2) Le crew c’est une communauté, un groupe de graffeurs qui se réunit pour peindre ensemble.
(3) Chez Nietsche, apollinien est tout ce qui se rapporte à Apollon, symbole d’ordre, de rationalité et de mesure par opposition avec Dionysos.
(4) Asger Jorn, Discours aux Pingouins, publié dans Cobra, n.1, 1949, p.8.
(5) Casca il mondo, casca la terra, tutti giù per terra!
(6) Le titre de l'exposition est aussi un clin d’œil à l'ouvrage co-signé par Asger Jorn et Noël Arnaud en 1968, La langue verte et la cuite (Paris, Jean-Jacques Pauvert Éditeur)