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LES TERRITOIRES ET LA CARTE - Nephtys Zwer

La carte est la représentation d’un espace ! La carte fait le territoire !

Entre ces deux affirmations se déclinent les immenses possibilités, mais aussi les innombrables pièges de la carte. Car l’espace dans lequel nous nous mouvons, dans lequel nous vivons, aimons, cultivons, commerçons, faisons la guerre, faisons la paix, cet espace, nous avons du mal à l’appréhender. Nos sens ne nous permettent pas d’expérimenter le monde physique dans sa totalité. Seules nos connaissances et notre culture nous rendent capables de nous construire une image de notre environnement en attribuant un sens à ce que nous en percevons : « On ne voit que ce que l’on sait et comprend »1, écrivait Goethe à ce propos. Notre regard sur le monde est donc doublement sélectif, autant contraint par nos sens que par notre esprit.

Or nos connaissances et notre culture du monde sont construites par les cartes. Elles seules sont en mesure de nous dire son étendue. Nous sommes tributaires des énoncés que nous avons nous-mêmes produits à son sujet. Mais, sur le plan du papier ou sur les pixels de l’écran, les cartes transforment l’espace vécu en territoire. La carte montre ainsi des limites, qui travestissent ces interfaces perméables aux échanges humains que sont les frontières en des traits durs et secs, qui finissent par correspondre, dans la réalité, à des murs, à des portions de territoire que l’on se dispute et se vole, et que l’on doit défendre jusqu’à la guerre, pour notre plus grand malheur.

Comment sortir de ce dilemme ?

Nous obéissons à la carte, car elle a toujours été au service du pouvoir. Elle est puissante – performative – du fait de l’unicité de son discours sur le monde, mais aussi du crédit d’objectivité que nous lui accordons. Débarrassez-la de cette prétention, de ses codes et conventions, et la représentation du territoire et de l’espace vous permettra d’accéder à des dimensions insoupçonnées, oubliées, ignorées du réel. Cette démarche est celle de la cartographie radicale et critique, qui « vole » la carte aux puissants pour la mettre au service de la société civile (2).

C’est ce même questionnement sur la nature de notre regard sur le monde qui nous offre une clé de lecture pour entrer dans les oeuvres de l’exposition. En multipliant les re-présentations, les cinq artistes réuni·es ici par Luca Avanzini et Anna Milone investiguent le monde et son image par d’autres voies.

Certaines sont des voies au sens propre, les chemins et cheminements qu’Etienne de France jette à son tour sur des cartes. Imaginant un  périple qui ne serait pas une ligne d’erre (3), mais un parcours qui rallierait les ilots des bois et sous-bois de l’archipel du milieu « naturel », évitant l’océan du paysage anthropisé. Il ne relève pas son défi. L’écoumène des terres habitées et exploitées par l’humain est partout. Quand nous voulons le suivre sur la carte même, les bords des  cadres arrêtent net notre élan. La vidéo et les cartes de son voyage restent une interrogation sur l’expérience sensible du cheminant, sur les limites, nos limites, sur le franchissement. Une autre carte, un « planisphère » de Rome, dit la dérive urbaine des Stalker (4). Si sa transparence fait penser à l’art du vitrail et la dominance de la couleur or à certaines oeuvres de Klimt, aux géographes l’objet évoque les disques globulaires d’Élisée Reclus (5), des cartes convexes cherchant à restituer,
le moins infidèlement possible, les formes de la Terre. Nous reconnaissons le plan des rues de Rome et le cours du Tibre. Une fine ligne, blanche et zigzagante, montre le tracé de leur expédition dans ces lieux qui n’ont aucune légitimité cartographique : ils sont dans le « blanc » des cartes, des lieux cachés, secrets, ignorés, les friches des grandes villes ou les quartiers informels des pays émergents. Cartographie radicale ! Ces lieux débordent de vie ! On y découvre davantage de la vie des humains qu’en suivant un guide touristique. Cherchez l’humain…

« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même. » (6) Élisée Reclus (1830-1905) était un écologiste avant l’heure et un anarchiste : il croyait en la possibilité d’une concertation humaine qui organiserait l’ordre social et la morale. Pour ce grand géographe, l’humain fait partie de son milieu naturel, tous deux sont interdépendants. L’artiste Ilanit Illouz questionne justement notre rapport au milieu dans ses dimensions physiques et temporelles, le territoire et l’espace, les éléments naturels et l’usage que nous en faisons. Le cristal de bastnäsite, un fluorocarbonate à forte teneur en terres rares, par métonymie, devient toutes les terres rares que nous arrachons aux entrailles de la Terre, dans ces grandes carrières qui « mangent » leur planète, où Cronos dévore les enfants de Gaïa… Où est notre boussole (celle faite avec ceminerai) ? Où est notre conscience ? Pourquoi avons-nous perdu le Nord ? Supprimer l’objet, ne montrer que le geste, c’est rappeler, par défaut, notre lien et notre dépendance au milieu.

L’artiste travaille de la même façon la mémoire des lieux quand elle nous place devant un écran blanc. La voix de sa mère, narrant les migrations de son enfance, n’a pas de matérialité sonore, seul un texte écrit, brut, sans apprêt, défile devant nos yeux. Comment enregistrer le temps ? Car il s’agit bien de temps. Ilanit Illouz, en renonçant aux artifices de sa représentation, pose la question de son inscription, de sa matérialisation possible. Elle joue même à rompre la distance entre support et oeuvre. Ses « salines » vivent, gondolent selon les caprices de l’atmosphère. Où l’image du territoire se fait elle-même matière…

Hugo Deverchère interroge, lui aussi, la matière constitutive de notre univers. Il la trouve dans les mers, sur terre, dans le ciel. Géographe, il installe des îles légendaires dans le jardin d’hiver. Alchimiste, il décompose le fantasme des terres lointaines en leurs éléments premiers (le minéral, le sel) et, par l’eau, les rappelle à leur vie anorganique.
Cette vie antéhumaine, elle se montre spontanément à lui, par hasard, en levant les yeux au ciel quand la comète C/2020 F3 entre dans notre stratosphère. Elle est dite « rétrograde » car sa révolution se fait dans le sens inverse de la rotation du Soleil. Comment ne pas penser à l’« Angelus novus » de Paul Klee dans le mouvement contraire que lui a décelé Walter Benjamin ? (7)
La comète s’expulse de sa matière cosmique primaire… matière qui constitue notre Terre. Qu’en comprenons-nous ?
L’artiste poursuit son exploration. Il nous propose une image de très haute résolution d’une mine à ciel ouvert. Ici la réalitéphysique de chaque grain de la matière s’impose à nous sans distinction, sans filtre, a-t-on envie de dire. Pourtant cette image réalisée par les moyens de la télédétection (8) est tout ce qu’il y a de plus artificiel. Sous cette lumière sans origine, qui tombe partout à la verticale, les couleurs ne sont pas « vraies », elles sont une « composition colorée de vraies couleurs ». Sur ce type d’images de synthèse, les bandes spectrales grises des prises de vue sont colorées afin de reconstituer une impression… de vrai. Seul l’artifice nous permet donc d’approcher la réalité plus avant, ou plutôt une certaine réalité, celle que nous décidons de montrer.

Où l’on revient à la géographie : la carte fait le territoire. Pour analyser l’espace et dégager les lois de son organisation, la carte opère des réductions et une schématisation. Sinon elle serait inutilisable, elle ne donnerait pas satisfaction, telle les cartes à l’échelle 1:1 de Lewis Carrol, Jorge Luis Borges ou Umberto Eco ou telles des images satellites de google Earth qui n’auraient pas été débarrassées de leurs nuages, de leur excès de présence vivante dans le bleu immaculé des océans.

Quelle découverte rassurante, parmi ces oeuvres sensorielles et cognitives si dérangeantes, que la carte de Malala Andrialavidrazana, trônant fièrement sur la cheminée. De prime abord seulement. La mappemonde convoque nos habitudes cartographiques, les codes convenus, les couleurs familières, mais à y regarder de plus près, l’image du monde se brouille. Nous sommes face à un palimpseste (9) de l’histoire impérialiste occidentale. Nous nous sommes donc laissé·es prendre au piège de l’imaginaire territorial colonial… Peu à peu, les indices nous guident vers une lecture alternative. Les grues, Neptune, ses dauphins et une cohorte d’animaux viennent dire la liberté humaine inconfiscable – un droit – de circuler, de migrer. Leur image la dispute aux symboles de la conquête martiale, de la finance, de tout ce qui sert la prédation capitaliste et explique le pourquoi de la colonisation.

Les cartes, selon Michel Foucher, sont des « lieux de mémoire, elles sont du temps inscrit dans l’espace » (10). Elles ont aussi ce pouvoir-là. À nous d’y inscrire d’autres chose, d’autres humains, d’autres histoires, d’autres lieux, comme le fait Malala Andrialavidrazana. Il faut l’art d’Hugo Deverchère, d’Ilanit Illouz, d’Etienne de France, de Stalker, il faut l’oeuvre, l’expérience esthétique à laquelle nous sommes convié·es, pour nous détacher de l’hologramme du monde que dessinent les cartes dans nos têtes. Autorisons-nous d’autres dimensions insoupçonnées, oubliées ou ignorées du réel, de l’espace et du territoire…


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1. « Man erblickt nur, was man schon weiß und versteht », Goethe, le 24 avril 1819, citation dans Woldemar Freiherr von Biedermann (éd.), Goethes Gespräche, vol. 1-10, Leipzig, 1889-1896. Trad. N.Z.
2. Voir Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale. Explorations, Paris, Dominique Carré/La Découverte, 2021 :
https://www.editionsladecouverte.fr/cartographie_radicale-9782373680539. Pour des exemples de cartographies radicales, voir Orangotango+, This Is Not an Atlas, Bielefeld, transcript, 2018 : https://notanatlas.org/book/. Le version française de cet ouvrage est à paraître aux Éditions du commun en février 2023.
3. Les « lignes d’erre » montrent les parcours aléatoires d’enfants mutiques accueillis dans le foyer de Fernand Deligny. Voir Collectif, Cartes et lignes d’erre. Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979, Paris, L’Arachnéen, 2013.
4. Sur la notion de « dérive urbaine », voir Guy Debord, « Théorie de la dérive », dans Les Lèvres nues, n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste, n° 2, décembre 1958, republié en ligne : https://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html
5. Voir Federico Ferretti, « Le Musée Cartographique d’Élisée Reclus et Charles Perron à Genève (1907-1922) » dans Terra Brasilis (Nova Série), n°1, 2012, en ligne : https://journals.openedition.org/terrabrasilis/178
6. Frontispice de L’Homme et la Terre, 1905-1908.
7. « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les
vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [« Über den Begriff der Geschichte », 1942] dans Les Temps modernes, n° 25, octobre 1947.
8. La télédétection analyse le rayonnement électromagnétique des objets e en produit une image par traitement numérique. L’image satellitaire en est un bon exemple.
9. Palimpseste, du grec ancien palímpsêstos, « gratté de nouveau ». Au Moyen Âge, le parchemin étant très cher, on effacait les anciens textes pour en écrire de nouveaux.
10. Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique [1988], Paris, Fayard, 1991, p. 532.