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QUELQUES PISTES POUR UN FUTUR HUMAIN - Théo-Mario Coppola

L’exposition Le Futur expliqué aux Extraterrestres[1], curatée par Luca Avanzini et Anna Milone, prend pour point de départ la question du futur telle qu’elle se pose aujourd’hui, reformulant les positions contradictoires, entre idéal et refus, apparues depuis les années 1960. Elle poursuit l’exploration de la notion d’utopie et l’élan libérateur que les cultures urbaines, alternatives et minoritaires regroupées sous le terme de « counterculture » [contre-culture] ou d’« underground culture » [culture souterraine] ont suscité. Elle remet en jeu des expériences collectives et des mobilisations citoyennes et militantes pour en faire une approche critique. L’exposition convoque une pluralité de pratiques – arts visuels, architecture, design, musique – et de modes de diffusion, en particulier l’édition.

Plutôt que d’avancer des propositions spéculatives, l’exposition actualise les modalités d’action et de représentation de cette « nouvelle culture », et réagit directement au renforcement et à l’accélération des bouleversements sociaux et politiques hérités du capitalisme.
 
Les conditions existentielles des générations nées à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle auxquelles appartient la plupart des praticien·ne·x·s représenté·e·x·s dans l’exposition remettent en question la possibilité même d’un futur. Ces générations sont confrontées aux désastres écologiques, à la résurgence de pensées réactionnaires et à la diversification des conflits armés. Anxiété environnementale, isolation sociale, précarité économique, exclusion culturelle, invisibilisation à géométrie variable en sont quelques-unes des conséquences manifestes.

Face à la saturation de la violence et de sa représentation, les projets, les œuvres et les éditions exposé·e·s évitent cependant l’écueil d’une désillusion totale, d’une lecture excessivement littérale ou d’emprunts à contresens des références qu’iels mobilisent. Réalisé·e·s seul·e·s ou en groupe, iels constituent un corpus de réflexions, de représentations et d’activités organisé autour de la transmission non-conventionnelle de savoirs et de savoir-faire.

L’exposition propose d’aborder l’art comme situation négociée de production, d’échange, de prise de conscience, et non exclusivement comme espace de monstration. Elle cherche à réinscrire cette situation sociale et esthétique comme « espace public » et à éviter d’en faire un cadre qui la normaliserait. Son économie repose sur l’auto-organisation, l’entre-aide et l’adéquation aux moyens de production, et promeut l’immédiateté de la réalisation, la reproductibilité et le ré-emploi d’objets usés ou abandonnés[2].

Cherchant à élargir la participation et l’engagement, Le Futur expliqué aux Extraterrestres s’est constitué par étapes successives d’invitation à des praticien·nes·x·s, à des collectifs, ou encore à des structures. Par effet d’inclusion et de cooptation, d’autres invitations à participer se sont ajoutées aux premières, notamment celles d’employé·e·x·s municipaux·ales·x.

L’installation en plein air Future is a Risk (2021) de l’artiste Robert Montgomery ouvre l’exposition. Placée provisoirement sur la façade principale de l’espace d’Anglemont[3], la phrase en lettres lumineuses « THE FUTURE IS A RISK OF OUR HEARTS » est une déclaration ouverte. Faisant du cœur le lieu de l’engagement, cet aphorisme invite à surmonter l’inquiétude suscitée par son caractère imprévisible et à rejoindre le désir d’éprouver collectivement ce qui est à venir.

Dans le jardin d’hiver, sorte de hall arrière reliant l’intérieur du bâtiment au square qui le jouxte, l’artiste Gaetano Cunsolo a construit une œuvre in situ à partir d’éléments récoltés dans la rue. Plus ou moins l’aire d’un paillasson (2022) est installée de manière intuitive, éclatée et fragmentée pour se confronter à l’architecture de cet espace liminaire. Les colonnes pseudo-antiques de hauteurs variables sont détournées de leur fonction ornementale pour servir de supports à des éléments venus de l’extérieur, créant un panorama de rejets et de rebus. Des néons disposés au sol ou suspendus au plafond de la verrière balisent les différentes interventions architecturales. Un matelas contorsionné, appareillé d’un haut-parleur diffusant une pièce sonore, et un paillasson à bascule praticable parachèvent la dimension scénique du dispositif. Tout en renforçant son hétérogénéité, l’œuvre transforme l’espace de circulation en un lieu d’hospitalité, d’activité et d’interprétation. Elle incite à repenser la construction depuis l’éphémérité, à rebours de l’édification massive et officielle.

Quatre exemplaires de Sedia [Chaise] (2022) et un exemplaire de Tavolo rettangolare [Table rectangulaire] (2022), réalisés à partir des instructions fournies par Enzo Mari dans son ouvrage Proposta per un’autoprogettazione [Proposition pour une autoprojection] (1974)[4], se trouvent au centre de la salle suivante. Conçues par le designer pour être reproduites librement, les chaises et la table ont été fabriquées par deux employé·e·x·s de l’« atelier bois » de la ville. Elles prolongent le projet du designer qui envisageait la création de mobilier d’une manière ouverte et généreuse, conscient des implications pédagogiques de sa démarche. Les chaises et la table appellent également ici à une autre forme de participation. Elles constituent le mobilier d’un atelier de production et d’édition de zines ouvert à toute personne visitant l’exposition et souhaitant en faire usage. Elles sont complétées par une étagère murale linéaire qui, vide au début de l’exposition, anticipe la formation potentielle d’une archive à partir de publications produites dans ce cadre.

Une œuvre de l’artiste Prosper Legault est également exposée dans cette salle. À mi-chemin entre la sculpture murale et le cut-up, Tu es un coquillage (2021) est composé d’un panneau lumineux bilingue français-chinois, de deux néons partiellement dissimulés, d’une pièce de tôle dessinant une pince de crustacée, des lettres d’enseigne en relief « E », « T », « R » et « E » et d’un sticker du label de musique Studio X8 / Red Lebanese qui publie ses morceaux. Objets, mots et signes sont transformés par leur réassemblage et par la lecture qu’en donne le titre, narrant une déambulation urbaine des lieux vus ou fréquentés par l’artiste.

Une salle latérale renferme une œuvre sonore de l’artiste Fallon Mayanja mettant en présence ses recherches liées à différents aspects de la parole : sa matérialité, ses conditions d’énonciation et ses empêchements. Avec Afrofuturism – a sonic manifest [Afrofuturisme – un manifeste sonore] (2022), dont l’enjeu réside dans la collection de pensées et dans l’inspiration à agir et à produire des récits différents, l’artiste opère un rapprochement entre des voix du mouvement artistique et intellectuel afrofuturiste, au rang desquelles celle de l’artiste, activiste et avocate Rasheedah Phillips, celle de la romancière de science-fiction Nnedi Okorafor, ou encore celle du spécialiste des études afro-américaines Louis Chude Sokei. La composition, diffusée en boucle, prend la forme d’un montage d’enregistrements vocaux et de parties musicales. Le dispositif, composé d’un rideau de porte en cordelette, d’une moquette, de coussins de repos, de casques audios, de livrets contenant la transcription traduite des voix et d’un éclairage diffus et de faible intensité, transforme l’espace en cabine d’écoute et invite à une approche méditative.

Un photocopieur et deux exemplaires supplémentaires de Sedia sont mis à disposition pour l’atelier de zines dans la dernière salle. Sur une étagère identique à la précédente est disposée une sélection dense de zines, de tracts, d’affiches et d’autres projets éditoriaux. Toutes ces publications, nourries d’une distance ironique, de propos radicaux, de fictions futuristes et de visions chimériques, ont en commun d’utiliser des photographies de basse qualité, des textes retranscrits ou cités, des typographies reprises ou occasionnellement détournées.

Plusieurs d’entre-elles ont fait l’objet d’une commande pour l’exposition. EAAPES (Exploration des Alternatives Arrivantes de Provenance Extra-Solaire) poursuit la traduction en français de textes de référence sur les études de genre à travers un recueil féministe regroupant des lettres, un entretien et une nouvelle autour de plusieurs projets de science-fiction. Prosper Legault a collaboré avec Melchior Tersen et Affect Wins à un projet ponctuel, de même que Gaetano Cunsolo et Davide Cascio. The Bells Angels présente un zine autour des pédales de distorsion, en en reprenant les noms et les éléments graphiques, comme la sérigraphie que le duo expose plus loin en reprend les images.

Des contributions existantes s’ajoutent à ces projets inédits. Aïda Bruyère expose le projet diariste qu’elle a réalisé en collaboration avec Julien Sirjacq en 2018. La Fanzinothèque de Poitiers présente plusieurs zines et brochures qu’elle a rassemblé à partir de son fonds. Les Éditions Burn~août exposent des tracts récents de Marc Fisher et de Romain Pereira, ainsi qu’une affiche de Decolonize This Place. Intitulée Comment démonter un monument (2021) et traduite en français par Mama Road, cette affiche reprend les instructions vagues mais étayées que l’archéologue Sarah Parcak a diffusées par le biais de tweets pour contribuer aux actions de « déboulonnage » de statues et de « démontage » d’obélisques menées à travers le monde en 2020, lors de manifestations dénonçant le racisme institutionnalisé. L’affiche, comme les actions, s’inscrivent dans une critique de l’héritage colonial et esclavagiste et de ses représentations dans l’espace public pour en proposer une application iconoclaste.

Un diaporama vidéo de Yona Friedman, intitulé Petit guide pour extra-terrestres (Slide Show 16) (sans date), est présenté à côté des publications. Ce diaporama est lié aux « manuels » dessinés que l’architecte a conçu et distribué sous forme de photocopies à partir des années 1970. Les dessins, schématisés par souci didactique, décrivent les activités et les interactions des êtres humains[5]. Instruisant des usages et des contraintes, ils affirment l'intérêt de la pédagogie et de la transmission dans toute pratique humaine. Le regard porté sur le vivre-ensemble dépasse de façon caustique les normes établies, les habitudes asservissantes et les présupposés arbitraires.

Enfin, la sérigraphie sur toile Life Pedal (2020) de The Bells Angels accumule des photographies de pédales de distorsion. Archive visuelle aplanie et saturée de ces appareils, l’œuvre renvoie à la fois à la technique du pochoir et à la manipulation du son. Entre adulation mélancolique et détachement systématique, elle convie à penser un entrecroisement musical complexe et la nécessité à faire usage de « filtres » pour appréhender le monde.

Les projets, œuvres, et éditions réuni·e·s dans Le Futur expliqué aux Extraterrestres sont autant de situations et de circulations par lesquelles le langage se reconfigure. Traitement indifférencié des sources, glissements sémantiques, interprétations renouvelées en constituent les propositions. Qu’il s’agisse d’énoncés poétiques, de références militantes, ou de réalisations d’inspiration utopistes, ces propositions profondément actuelles continuent d’appeler à un futur affranchi et solidaire.
 

[1] Ce titre est une référence directe au livre bilingue The human being explained to aliens / L’humain expliqué aux extra-terrestres de l’architecte Yona Friedman paru aux Éditions de l’éclat en 2016.
[2] Bien qu’une présentation étendue des courants et paradigmes de cette culture ferait apparaître une ascendance ambiguë, notamment dans son rapport au capitalisme, c’est une application directe du « DIY » (Do It Yourself [Faites-le vous-même]) ou du « système D » qui est ici revendiquée.
[3] L’œuvre sera déplacée dans le quartier des Sentes aux Lilas au cours de l’exposition.
[4] L’ouvrage, initialement publié par la Galleria Milano puis réédité par Corraini Edizioni en 2002, est présenté dans l’exposition.
[5] Plus de deux milles de ces dessins ont été réunis dans un livre. Voir note 1.