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ON N'A PAS TOUS UNE BOUCHE - Nicole Caligaris

On appelle « acousmatique » une musique, sur bande ou fichier numérique, conçue pour être écoutée sans que les auditeurs voient aucun instrumentiste jouer. Ce mot « acousmatique » est une référence aux disciples de Pythagore, dans les premières années de leur formation, qui étaient appelés les « acousmatiques » parce qu’ils n’étaient pas autorisés à voir le maître mais seulement à écouter son enseignement, séparés de lui par un voile qui le soustrayait à leur vue. Ce qui est intéressant, dans ce dispositif, c’est qu’il crée deux ensembles d’élèves : aux initiés, la formation donne accès à l’espace du pouvoir, mais pour les non-initiés, l’oreille seule est en relation avec la voix sans corps du maître dont j’imagine à quel point cette abstraction accroît l’autorité, tandis qu’un rideau tiré le rend inaccessible, sans commune mesure avec les petits humains corporels, distraits, ignorants et défaillants qui l’écoutent. Une pensée sans bouche, c’est ce qui caractérise le mot d’ordre, le slogan, et plus sournoisement, ce qui circule, de copil en reporting et de reporting en brief, dans les étages des boîtes, sous la forme de ce que la langue française appelle, de façon très fine, un « maître-mot ». Le maître-mot vous tombe directement du monde des idées, énoncé par personne en particulier mais actif à tous les étages.

Depuis les années trente et le développement des moyens de communication de masse audiovisuels, le pouvoir s’intéresse à la formation même de la langue, il se fait fort de produire des mots, que tout le monde appelle à présent des « éléments de langage » — ça nous est tombé des cintres, ça aussi, du jour au lendemain — des mots qui réduisent la crise, qui réduisent l’écart entre la vie espérée et l’existence décevante administrée par un pouvoir dont le trait fondamental est en réalité d’être impuissant.

Plus trivialement, le pouvoir sur la pensée est exercé au bureau, désormais, par un corps abstrait, qui a le statut de cadre supérieur d’une grande organisation, et plus ou moins le don de flotter entre un n+1 changeant comme un temps de Bretagne et une team de « collaborateurs » à qui toute la doxa de la boîte s’efforce de faire oublier qu’ils sont des subordonnés et qu’ils sont là pour se soumettre, pour penser dans les formules, pour avoir l’« esprit corporate » et « être force de proposition », car il s’agit pour survivre de satisfaire les vœux informulés du management et d’interpréter selon les valeurs ou la météo en cours le sens implicite de toute une batterie de mots creux.

Management, le terme est plus séduisant que « direction » aux comptoirs des forums des grandes écoles pourvoyeuses aussi bien des cadres de l’État que des cadres des grands groupes sous l’empire desquels s’organise toute notre existence. Plus séduisant, donc, que « directeur » auquel il se substitue, manager ne dit pourtant pas exactement la même chose, le manager est un gestionnaire, ça fait une certaine différence : voilà subrepticement et dans les termes qu’il n’est plus question de mettre en avant la direction donnée aux hommes mais les comptes, pour lesquels les hommes sont classés dans la colonne des ressources et des moyens. Depuis un monde des apparences chiffrées devenu monde des évidences, ces managers gestionnaires administrent une réalité prétendument indépendante de tout point de vue, autrement dit le réel soi-même, impérieux, incontestable, le tour est joué, ça n’est pas le pouvoir qui a horreur de la contestation, c’est la gestion qui a horreur du conflit, qui veut l’ordre jusque dans les idées, qui veut la paix comme l’Occupant veut la paix.

« On n’a pas tous une bouche… » 1960, Ernst Herbeck, poète, Autrichien, vivant à l’asile, composait à partir d’un mot clé donné par son psychiatre de brefs textes témoins de l’énigme qu’est le monde pour qui ne se paye pas de mots. Ce que se payent les petites formules clés du pouvoir en insinuant cette langue sans contradiction dans toutes les têtes, c’est l’assentiment.

« Plus d’une bouche est disqualifiée » écrit Ernst Herbeck qui souffrait d’un bec-de-lièvre. Cette langue de mots sans conscience, inhabitée, truffée de stéréotypes, de petits slogans de la pensée facile, de formules bien moulées émanant des sphères managériales, est l’instrument de qualification des bouches, l’instrument qui opère la distinction entre celles d’où émane une parole de valeur et celles dont la parole inepte dispense de toute considération. Ni censure ni contrainte, l’idéal du tyran s’est accompli sans douleur : tout le monde parle par la même bouche et propage cette langue à désarmer le doute qui est déjà une pensée.

Sauf, parmi les écrivains, ceux qui cultivent leur idiotie, je veux dire leur idiome, leur langue d’homme singulier, résolument inassimilable, de ces géants littéraires, Jean-Marc Lovay, Marcel Moreau : « Je n’ai cessé, tout au long de mon œuvre, d’élever à la conscience ce que les valeurs modernes réduisent à l’ordure. » Marcel Moreau qui travaillait sous une magnifique tête de taureau dont il tirait la puissance de sa propre écriture, debout pour donner corps à un texte monstre, dressé pour porter la querelle du langage, comme Gaston Bachelard nommait « querelle de la matière » les éruptions qui forment la terre.

Je remarque avec curiosité que les œuvres de cet ensemble Noirblanc exposent l’inverse exact d’une parole sans corps, elles exposent un texte en train de prendre sa matérialité au prix de sa parole : des signes qui paraissent sur le point d’être déchiffrables mais qui ne signifient plus, ou pas encore, dont la ferronnerie a l’air d’avoir fixé un sens inouï, échappant à nos capacité de lecture, écheveaux de fils brodant d’un texte l’image muette, texte que ruinent ses lettres incomplètes, fers emporte-pièce de lettres qu’aucune matière ne va emplir, que le vide forme.


 

Ernst Herbeck, Cent poèmes Gedichte, choisis par Leo Navratil, traduits par E. Dortu, S. Günther, et al., Harpo&, 2002.

Marcel Moreau, Monstre, Luneau Ascot, 1986.

Jean-Marc Lovay, Chute d’un bourdon, Zoé, 2012.

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, José Corti, 1948.