LES TERRITOIRES ET LA CARTE
Une carte te dit « Lis-moi avec attention, suis-moi de près, ne doute pas de moi ». Elle dit « Je suis la Terre au creux de ta main. Sans moi, tu es seul.e et perdu.e ».
Beryl Markham, West with the Night, New York, North Point Press, 1983
cit. in J. B. HARLEY, Deconstructing the map, in Cartographica, v. 26, n. 2 (Printemps 1989), 1-20.
Beryl Markham, West with the Night, New York, North Point Press, 1983
cit. in J. B. HARLEY, Deconstructing the map, in Cartographica, v. 26, n. 2 (Printemps 1989), 1-20.
Depuis les années 1960, la cartographie radicale a largement remis en question la nature de la carte comme un instrument de lecture “objective” du monde, en affirmant son caractère contextuel, subjectif et éminemment politique. Pendant longtemps, la carte fut considérée comme un outil de mesure ayant pour but de représenter les territoires avec un souci de neutralité scientifique, affranchie de toute position dogmatique. Pourtant, comme tout outil de représentation, elle porte non seulement le choix des informations qu’elle recèle mais aussi la possibilité de leur interprétation. Tout.e cartographe, en toute objectivité, n’est que le témoin de son époque et utilise la carte comme outil de communication. Tout pouvoir, en toute subjectivité, utilise la carte pour organiser son contrôle du territoire.
Représenter l’organisation du monde n’a rien d’anodin et les artistes de tout temps se sont confronté.es à la construction de ces images, au sens propre comme au figuré par leur approche sensible des territoires et des frontières. Les artistes réunis dans l’exposition “Les Territoires et la carte” renversent les termes du sujet, naviguant dans leurs représentations grâce à des cartes de lieux réels et fantasmés, par l’exploration physique qu’ielles en font, se confrontant aux obstacles visibles et invisibles du passé et de l’aménagement de nos environnements, prélevant la matière même des lieux. Ielles abandonnent l’approche ordonnateur du cartographe-démiurge, en traversant ses légendes et aplats de couleur pour faire de la carte un terrain de rencontres.
Il en résulte une invitation au voyage qui transporte le visiteur du local au global, d’histoires personnelles aux constructions sociales et historiques liées aux dominations humaines, matérielles, philosophiques de ces espaces. Hugo Deverchère reconstitue ainsi le territoire d’un archipel esquissé au sein d’un mythe porté par des conquistadores du XVIème siècle. Son installation nous accueille au milieu de dunes salées que nous traversons pour explorer les ilots reliés les uns aux autres, constituant l’horizon du mirage toujours actuel de la conquête de l’ailleurs. Etienne de France lance le défi ultime à l’hypercartographie, parcourir 200 km en traversant uniquement les territoires non identifiés en tant que chemins ou routes empruntables sur les cartes : une mission vouée à l’échec. Stalker, collectif d’architectes randonneurs adepte de la dérive situationniste, explore les territoires de la ville de Rome. Il redessine une mappemonde où les terres émergées correspondent à la ville “active” et les océans aux territoires “inconscients”, inexplorés et inexistants puisqu’à la marge de ses usages. Les oublié.e.s de l’Histoire sont au cœur des oeuvres d’Ilanit Illouz et de Malala Andrialavidrazana. Les planisphères foisonnants de cette dernière mettent en exergue le récit propre à la carte, en faisant émerger de ses mers une pléiade de personnages qui questionnent le découpage arbitraire de leurs terres. Ilanit Illouz retrace quant à elle la trajectoire de sa mère, juive algérienne contrainte dans les années 1960 d’abandonner sa maison en direction d’une terre “promise”, au bord de la mer morte. Sa destination, photographiée des années plus tard par l’artiste, apparait sous la forme d’un tirage-mirage. La distance de la carte laisse la place à un plan serré dont les encres s’incrustent de sel et d’eau de ce même lieu, dans une osmose alchimique entre réel et représentation, entre carte et territoire.
Dans l’ouvrage Cartographie radicale. Explorations, les auteurs affirment que l’un des objectifs de la cartographie radicale est de ramener l’humain sur la carte. Tel un atlas sensible, l’exposition présente des démarches qui incarnent cette radicalité au sens étymologique du terme. Elles rapprochent la carte des territoires pour mettre au jour les racines de leur représentation, nous invitant à relier les points qui définissent notre position dans le monde.
Retrouvez la playlist de l'audioguide de l'exposition