Futurs antérieurs
La saison No(s) Future(s) du Centre culturel Jean-Cocteau se clôture en affirmant que le futur n’est pas une construction immuable mais fluctuante, fondée sur la connaissance du passé et la critique du présent. Comme dans la scène finale de Zabriskie Point d’Antonioni (1970) où une villa bourgeoise bâtie en plein désert, symbole d’une société ultra-consumériste, est dynamitée dans l’imaginaire de la protagoniste, les œuvres de l’exposition Futurs antérieurs déconstruisent les formes du passé pour entrevoir des futurs possibles.
La linéarité du temps implose : le slogan No future, réponse radicale au mantra tatcherien There is no alternative, devient Nos futurs pour affirmer politiquement et philosophiquement l'avenir comme une composition d'histoires, sensibilités et aspirations multiples. Nourri.es d’archéologie, de physique quantique, de biologie et de science-fiction, les artistes dessinent des espace-temps empreints des formes du passé créées par l’Homme ou la Nature. Les oeuvres forment une succession de paysages où l’humain et son Histoire sont relativisés face au temps millénaire de la pierre et des planctons pour imaginer de nouvelles façons de penser le vivant.
Cinq bannières d’Arthur Gilllet, peintes sur soie, accueillent le public à l’extérieur du centre culturel. Flottant au vent, légères et transparentes, elles représentent une série de personnes que l’artiste a rencontré durant les mouvements sociaux de 2019, alors qu’il était garçon de café dans un restaurant place de la République. Habitué.es et manifestant.es se croisent au bar dans une fresque historique dont le sol rouge trahit une violence latente, sociale, sociétale, policière. Au loin un paysage de montagnes se consume sous les flammes, symbole d’une énergie collective qui cherche à rendre fertile un horizon aride. Lundi 1er mai, une performance portera ces drapeaux dans le défilé parisien pour finir ensuite sur la façade de l’espace Louise-Michel, antenne du Centre culturel aux Sentes, quartier populaire de la ville des Lilas.
Dans le jardin d’hiver, le public pénètre dans un monde déserté de toute représentation humaine. Un collage de Claire Trotignon, accroché face à la verrière, rappelle la lumière des couchers de soleil qui inonde la salle les soirs particulièrement pollués de printemps. Sur fond rose, des fragments d’architectures, végétaux et minéraux se détachent dans un flottement suggérant la présence imperceptible d’un vent qui chamboule toute perspective, dessinant un espace atemporel. Le collage se prolonge dans l’espace par l’installation de structures métalliques et volumes en plâtre qui jouent avec l’architecture post-moderne du lieu, invitant les visiteur.euses à déambuler dans une salle où les ruines du passé résonnent avec le cadre végétal.
Des colonnes monochromes sont disséminées dans les pièces adjacentes. Oeuvres de la série Tectonie de Marion Verboom, elles possèdent le gigantisme et la légèreté du baroque, la liberté de composition du rococo, tout en s’inspirant de la sculpture Athéna Chryséléphantine. Ce sont des séquences composées de cylindres dont l’ordre et l’assemblage répondent au lieu d’exposition. L’artiste écrit un inventaire de formes transformées à partir de motifs créés par l’Homme pour schématiser des éléments naturels, organiques, à travers les siècles. Écho des colonnes du jardin d’hiver, ces symboles d’éternité ressemblent à des stratifications géologiques de civilisations oubliées. A coté, Apex I déploie une tige formée d’un empilement de coccyx qui se transforment en pétales de fleur. L’émail de la céramique lui donne une allure cosmique et crée une vision symbiotique de l’homme avec la nature.
The Face I Had, sculpture de Gabriel Léger, poursuit cette métamorphose avec un masque d’escrime dont la partie grillagée a été remplacée par une agate. L’étrange sensation de se refléter dans un miroir révèle une plongée dans le cosmos qui n’en est pas moins introspective, à l’image du tunnel spatio-temporel figurant à la fin de 2001 l’Odyssée de l’Espace, le célèbre film de Stanley Kubrick.
Quantum mecanic lui fait face et nous entraîne dans un autre abime. Réalisée par Josèfa Ntjam pendant le confinement, cette vidéo constitue une réflexion visuelle, sonore et textuelle autour de la relativité du temps. Enfermée dans sa chambre, l’artiste traduit le changement de perception que le COVID-19 a engendré sur la société. Dans sa vidéo, elle crée des fenêtres qui, comme une succession d’onglets Internet qui s’ouvrent sur ordinateur, nous plongent dans des paysages virtuels infinis où le flux du temps se commande en un clic. De cette même artiste, Sous la mer, collage numérique de la série Unknown aquazone, réunit plusieurs images en une seule. Une vue de la mer prise d’un satellite montre les mouvements des courants d’eau rendus visibles par la bioluminescence du plancton qu’elle transporte. Ici, les eaux profondes des abysses recèlent d’histoires de révoltes, de dissidences. Des photographies d’archives familiales de l’artiste se glissent à l’intérieur de cellules végétales pour raconter le maquis des résistants de l’UPC (Union des populations du Cameroun) en lutte pendant la guerre d’indépendance du Cameroun. Ces événements oubliés refont surface grâce aux fragments de mémoires qui mettent en lumière des récits invisibilisés par l’histoire officielle.
Le plancton est aussi le point de départ de l’installation du duo d’artistes Ittah Yoda Never the Same Ocean, tirée d'une pensée d'Héraclite selon laquelle on ne se baigne jamais dans le même fleuve puisque tout est en mouvement. Grâce à une collaboration avec des biologistes, les artistes ont récupéré des images tridimensionnelles de phytoplancton et zooplancton pour en faire la matrice de leur univers. Ces deux formes de vie unicellulaire sont à l’origine de l’ensemble des êtres vivants sur Terre. Leur symbiose, le zooplancton accueillant le phytoplancton et le phytoplancton lui apportant de l'énergie grâce à la photosynthèse, invite à reconsidérer notre lien à l’altérité, envisageant après les ravages de l’anthropocène un horizon au paradigme opposé, le symbiocène. La matrice numérique de ces organismes unicellulaires, retravaillée par des algorithmes se décline dans l’œuvre sous différentes formes, à différentes échelles. Contenu dans les fioles en verre, le plancton génère la forme des sculptures en laiton, et sa projection numérique se retrouve dans l'espace de réalité virtuelle de l’installation. Le public qui endosse le casque VR est plongé au milieu de cette matrice originelle, et ce qu'il voit est retransmis sur un écran LED dans les salles d’exposition. Le dispositif rend ainsi visible la relativité de l'espace-temps, dont le dénominateur commun reste l’unité fondamentale du vivant.
Un second masque d’escrime de Gabriel Léger présente cette fois un grillage constitué d’alvéoles prévenants d'une ruche d'abeilles. Rappelant à la fois la nature protectrice et éphémère de certaines formes de vie, cette œuvre est le pendant de l’introspection dans le cosmos que nous portons en nous et nous invite à embrasser une nouvelle perspective, celle des abeilles. Elle achève de nous replacer dans la pleine conscience d'un univers de symbiose avec les différents éléments du vivant, telle une ouverture vers de nouveaux futurs autant nécessaires que désirables.
Retrouvez la playist avec les audioguides de l'exposition