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FABULER DES MONDES - Tom Jeffreys

 
 
Nous sommes dans « l’improbable voire l’indécidable sillage d’un peut-être », selon les mots de Jacques Derrida. Le soleil brille blanc sur les vagues d’une mer ombragée alors que Le Cri de l’Eophone (2015), court-métrage d’Anaïs Tondeur, se termine. Le navigateur Victor Turpin accepte son échec. Il n’aura pas circonscrit le spectre de l’Eophone. Cet instrument énigmatique, largué au large des Tropiques par le physicien et inventeur benjamin Thompson en 1799, ne fut jamais retrouvé. Ou c’est du moins ce que dit l’histoire.
 
Le Cri de l’Eophone repose peut-être sur une fiction. Il est caractéristique du travail d’Anaïs Tondeur et de son approche des paradigmes ainsi que des pratiques scientifiques. Au cours de sa carrière, elle a collaboré avec des anthropologues, des philosophes, des océanographes et des géophysiciens. Elle a effectué de nombreuses résidences d’artistes en laboratoires scientifiques : au CnES, à l’université Pierre et Marie Curie, au Laboratoire d’Hydrodynamique de l’Ecole Polytechnique et à Cambridge. Si son travail émerge d’une tradition scientifique fondée sur la recherche et l’expérimentation, il se démarque par ce « pas de côté » permettant un recul et une pensée critique de cette tradition. Tout comme l’anthropologue Tim Ingold et la philosophe Donna Haraway – tous deux cités par Tondeur comme influences – son travail évolue fructueusement aux limites de la connaissance scientifique.
 
Cette rigueur est révélatrice non seulement de sa recherche mais aussi de sa pratique créative. Elle réalise des dessins délicats et précis, elle construit des installations opérationnelles et fait usage d’anciens processus photographiques. Les rayogrammes de Tchernobyl Herbarium (2011-16) présentent ainsi les traces du contact direct sur des feuilles photosensibles de plantes provenant de la Zone d’exclusion de Tchernobyl. Les photographies du projet Les Dryades (2015) associent le temps aux couches sédimentaires de l’espace. Les shadowgrammes de Lost in Fathoms (2014) résultent quant à eux d’une rencontre des processus numériques incorporant dessin, collage et photographie. Chaque technique produit une complexité de la surface qui empêche toute interprétation rapide. Et parfois, le trouble persiste entre ce qui dépend des phénomènes réels ou de l’effet secondaire d’un processus méticuleux de fabrication de l’image. On reconnaît que certaines images sont manipulées, mais il est impossible de dire dans quelle mesure elles le sont.
 
La palette de Tondeur se limite principalement au noir et au blanc, au gris et au sépia. Elle enregistre les mondes touchés par l’imaginaire ou la mémoire : objet de connaissance retrouvé dans la poussière d’archives ou vu à travers la lentille fissurée de l’histoire. Ce faisant, son travail se tourne souvent vers une époque où le scientifique était également inventeur, artiste ou explorateur. Mutation du Visible (2011-16), série de dessins, suit l’évolution des perceptions de la Lune à travers l’histoire des imaginaires de cet astre. Dans I.55 ou l’enfant qui avala les vestiges d’une forêt (2012), un livre de textes et des-sins, elle décrit l’histoire matérielle du graphite – du temps géologique de sa formation à la mine où il fut extrait, du crayon à la jeune fille qui l’avala, et finalement, au spécimen pathologique qui attend d’être redécouvert. Pour réaliser les photographies de Walking the Line (en cours), Tondeur a marché le long des failles tectoniques en Islande et en Californie pour proposer une compréhension plus incarnée du temps géologique. Dans le sillage de Tim Ingold, Anaïs Tondeur embrasse l’idée du chercheur comme un voyageur itinérant plutôt qu’un pionnier. Ces œuvres résistent aux prétentions scientifiques à la pureté ou au transcendantalisme en faveur d’une compréhension de la connaissance enracinée dans l’histoire et la matière.
 
Comme le suggère le titre de l’exposition « Fabuler des mondes », l’artiste – au même titre que le scientifique – n’est pas un observateur ou un occupant de la planète, mais un créateur de mondes : un inventeur de fictions ou de fables, un artisan. Du mécanisme à l’organisme ; de la Terre-Mère au « livre de la nature » de Galilée, ou à l’air considéré « comme une vaste bibliothèque » de Charles babbage ; de l’écosystème à Gaïa, des droits des animaux, des temps anciens ou de l’Anthropocène : chaque notion remodèle notre connaissance du monde et, à son tour, remodèle le monde lui-même. « Face au bou-leversement écologique, la fiction peut devenir une force propositionnelle », affirme Anaïs Tondeur, « nous permettant de construire d’autres avenirs possibles, de les expérimenter, puis de les incarner ».
Là où le « peut-être » chez Derrida est une expression de doute, Tondeur met l’accent sur les possibilités. Le Cri de l’Eophone présupose un dispositif mécanique qui nous aide à penser les échelles de temps qui nous dépassent. Lost in Fathoms (2014) interroge la notion d’Anthropocène en imaginant une île qui disparait au moment même où cette nouvelle ère géologique est nommée ; Le ciel percé (2016) revisite la proposition de 1934 du chimiste Sydney Chapman de perforer un trou dans la couche d’ozone au profit des astronomes. Dans chaque projet, Tondeur demande : et si ?
 
Alors que le film Le Cri de l’Eophone touche à sa fin, une transmission radio réveille chez Turpin le souvenir des mots d’Albert Camus : « J’ai compris que l’équilibre du jour était détruit. » L’équilibre du jour, l’hypothèse unique de l’harmonie, de la stabilité – est maintenant en crise. Mais la mémoire de Turpin semble un peu faussée. Ou peut-être les choses ont-elles changé depuis 1943, alors que l’Eophone était vu pour la dernière fois, et depuis la parution de L’Etranger. Selon Tondeur : « nous avons atteint un point critique qui doit nous pousser à imaginer une nouvelle façon d’être au monde – à trouver un nouvel équilibre, une autre coexistence avec le vivant et le non vivant. » Les vieilles certitudes – si jamais il y en eut – se sont évaporées. La politique est devenue géopolitique. Le verbe est devenu passif. En effet, les mots d’origine du texte de Camus disaient « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour. » La mémoire de Turpin enlève le pouvoir de l’individu. L’eau monte et Anaïs Tondeur nous force à poser la question : où se trouve notre responsabilité ? Comment chacun d’entre nous doit-il y répondre ?