ENTRE SILENCE, CRIS ET CHUCHOTEMENTS - Ásdis Ólafsdottir
La neige. Au même titre que les aurores boréales, le saumon fumé et la démocratie, elle fait partie de l’imaginaire entourant les Pays nordiques. C’est également un élément du quotidien des artistes habitant cette zone géographique durant les longues nuits et les journées courtes mais intenses de la période hivernale. Depuis le XIXe siècle, les artistes du romantisme national tels Johan Christian Dahl ou Pekka Halonen l’intégrèrent dans leurs peintures et plus près de nous des artistes comme
Olafur Eliasson et Ragnar Kjartansson l’ont prise comme sujet. A travers cette particularité climatique, nous souhaitons présenter la façon dont quatre artistes nordiques d’aujourd’hui l’utilisent pour exprimer des préoccupations aussi bien politiques et écologiques qu’identitaires, spirituelles ou poétiques. Trois photographes, Rune Guneriussen (Norvège), Marja Helander (Finlande) et Pétur Thomsen (Islande), et une peintre, Harpa Árnadóttir (Islande), s’emparent ici, chacun à sa façon, de la thématique de la neige ou de la couleur blanche. Ils témoignent des sujets et des pratiques des artistes contemporains, de leur attitude envers la nature, la société d’aujourd’hui, la création artistique et la vie. Au-delà de l’unité stylistique et thématique de cette exposition apparaît la personnalité et l’intention de chacun, telles des empreintes variées dans la neige.
Les installations de Rune Guneriussen se font en pleine nature, dans des lieux sauvages sans trace de présence humaine. L’artiste y assemble des objets tels des lampes, des livres, des meubles ou des mappemondes. Chaque installation est unique et éphémère, destinée à ne durer que le temps de la prise de vue. Guneriussen donne des titres, souvent alambiqués, à ses oeuvres, mais en réalité il laisse au spectateur le soin d’inventer sa propre narration, sa propre histoire. Proche de la nature depuis son enfance, l’artiste y insère des objets faits par l’homme qui pourtant en est totalement absent. D’apparence poétique et esthétique, ces photographies sont également le fruit d’une réflexion politique sur l’interaction entre la nature et la culture, entre l’environnement et l’homme qui l’habite. Ses photos enneigées accentuent le côté féerique des installations, aucune trace n’étant visible du travail de l’artiste dans leur construction.
Pétur Thomsen témoigne, lui aussi, de l’intervention de l’homme dans le paysage. Mais chez l’artiste islandais il s’agit d’une ingérence brutale dans un site grandiose. Entre 2003 et 2013, il a documenté la construction d’une série de barrages dans une vaste zone sauvage dans l’est de l’Islande. Très contesté par les intellectuels et les écologistes islandais, ce chantier gigantesque a durablement défiguré des étendues auparavant préservées. De la volonté de témoigner de ces bouleversements est née une série de photographies d’une grande force, Imported Landscapes (Paysages importés). Thomsen a des opinions ouvertement écologistes et ses photographies montrent les interventions humaines comme des blessures dans le paysage. Cependant, l’homme et ses machines sont tout petits et l’impression qui se dégage est celle d’une nature qui demeure grande, forte et noble face à ces fourmis et leurs jouets. Une partie de cette série a été prise en hiver et les paysages enneigés semblent encore plus austères et inhospitaliers, laissant apparaître les traces de l’homme comme de rares taches de couleur ou comme une noirceur violente.
La photographe finlandaise Marja Helander s’est fait connaître par une série d’images, Modern Nomads, réalisée de 2001 à 2003. De père same, Helander a grandi dans le sud de la Finlande. De cette double culture, elle tire des interrogations sur l’identité, se photographiant dans des positions de citadine perdue dans les paysages du grand nord ou vêtue d’un costume traditionnel sous d’énormes pylônes électriques, emblèmes de la société moderne et industrielle. La photo Sacrificial Rock la montre habillée d’une combinaison de ski nordique aux couleurs fluo passant de façon désinvolte devant un rocher symbole des croyances ancestrales et d’une spiritualité oubliée. Dans une vidéo récente, Trambo, l’artiste revêt à nouveau le costume traditionnel et se prête à une scène tragi-comique, sautant au milieu d’une plaine enneigée sur un trampoline, ce dernier renvoyant à la fois aux distractions de la société moderne et à un objet emprisonnant.
Bien que les images de la dernière série de Helander, Silence (2013-2014), soient également prises sur les territoires sames au nord de la Finlande et de la Russie, elles sont d’une nature très différente. Anciens pâturages de rennes et lieux de migration des nomades, ces régions ont été défigurées, notamment par l’industrie minière. L’artiste s’interroge sur la place laissée à l’humain dans ces paysages artificiels et pollués. Faisant écho aux photographies de Pétur Thomsen, ces œuvres de Marja Helander sont plus sombres, plus silencieuses, d’une beauté tragique. Même lorsqu’elle photographie la ville d’Helsinki en hiver, celle-ci prend l’aspect d’une cité soviétique quasi fantomatique, mais où l’homme vit et fait sa place, malgré tout.
Les peintures de l’artiste islandaise Harpa Árnadóttir ont, elles aussi, pour sujet le silence. Ayant grandi dans le village Ólafsvík sur la côte ouest, près du glacier Snæfellsjökull, Árnadóttir est sensible à la nature, à ses nuances. Elle cherche à en capter le silence, le calme, la lumière, l’étendue, et peut-être aussi l’horizon incertain. Árnadóttir travaille lentement, en multiples couches fines et semi-transparentes, elle observe et elle écoute la toile. Árnadóttir a une prédilection pour la couleur blanche, dans toutes ses nuances et toute sa variété. Sa technique, faite de pigments et de colle sur toile, provoque des craquelures lorsque la peinture sèche. La surface de l’œuvre est abstraite, mais les lignes et le relief provoqués par le craquement évoquent des paysages lyriques, indéterminés, tels un lac gelé, une lande enneigée… Le format est toujours carré, car c’est la forme la plus neutre, la plus équilibrée. Egalement poète, Harpa Árnadóttir livre une peinture sereine et lumineuse, telle une poésie visuelle.
Ces quatre artistes prennent pour sujet la nature nordique hivernale, dans ce qu’elle a de paisible, d’habité, de sauvage, de vulnérable, de poétique ou d’abstrait. Harpa Árnadóttir dit que lorsqu’elle entend l’œuvre sur laquelle elle travaille chuchoter, elle sait qu’elle est terminée et qu’elle vivra sa propre vie. Ecoutons le craquement, le chuchotement de la neige dans ces œuvres ; elles sont porteuses d’un message à la fois singulier et universel.