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APRÈS LA BATAILLE - Bruno Trentini

L’épreuve de la résistance chez Benjamin Sabatier
 
 
That’s all folks évoque des souvenirs d’enfance de cinéma ou de télévision. C’est en effet ainsi que s’achèvent les dessins animés Looney Tunes et Merrie Melodies de la Warner Bros. Le souvenir est en soi ambigu : il y a la joie des dessins animés et la tristesse de les voir finir. Certes, on le sait, la fin d’un épisode n’est pas forcément la fin de l’histoire. On avait encore espoir ; vivement le lendemain. Mais sait-on jamais. Qu’en est-il de demain ?
 
C’est dans cet état d’esprit qu’on peut appréhender l’exposition des œuvres de Benjamin Sabatier à centre culturel Jean-Cocteau des Lilas, avec un regard d’enfant prompt à anthropomorphiser la moindre forme, mais un enfant pourvu d’une angoisse latente et presque tragique d’imaginer que la fin est possible. Et à regarder l’ensemble des œuvres exposées, il semblerait qu’on arrive après la bataille et qu’il soit déjà trop tard. Certes Briques et évoque une ascension encore possible, mais aucun joint ne vient assurer une cohésion des pièces entre elles : contrairement à l’usage quotidien, une fois les pinces ôtées, tout s’effondrerait. Les serre-joints ne peuvent remplir leur fonction puisqu’il n’y a pas de ciment pour assurer la prise. Le ciment est ailleurs, et n’assure définitivement aucun lien. Il ne semble jamais être sorti du sac, mais il est déjà sec. Trois sacs de ciment cherchent encore un dernier souffle, mais ils n’ont plus la force de soulever les poutres pour se battre. Là, d’autres sacs ont expiré ; ils gisent au sol ou s’affaissent sur une poutre. Généralement, Benjamin Sabatier donne au sac de ciment une tension particulière qui vient de son devenir propre : la temporalité de la prise du ciment est un récit à elle seule. Ici, le récit semble résider dans ce que ces sacs peuvent potentiellement représenter : ils ne sont plus uniquement le symbole d’une résistance ; ils luttent. Ou plutôt ils ont lutté. Ces œuvres sont semblables à un sanctuaire ; un sanctuaire qu’on ne peut pas profaner parce que nul n’est profane de cette lutte.
 
Ce qui est le plus mystérieux se trouve peut-être dans la faculté de s’identifier à ces formes, de voir en elles un alter ego possible. Comme si les divertissements enfantins n’étaient pas étrangers à l’aptitude empathique et à la prise en compte de l’altérité. Ce sont peut-être les mêmes dispositions qui permettent de voir les clous de That’s all folks comme les pions de petits soldats en bataillon, dont les tranchées creusent le texte, et de voir aussi Protect comme un blessé de guerre et ses prothèses. Cependant, l’empathie la plus radicale se manifeste sans doute devant Crushed : le pot de peinture semble résister dans l’épreuve, mais comme en témoigne le ruissellement sec de son fluide jaune sur le bloc froid, il est trop tard. Peut-être le rouge aurait-il été trop violent, trop révolutionnaire – ou trop figuratif : est-ce surinterpréter que de voir cette peinture jaune comme le succédané du sang humain ? Est-ce légitime d’y voir autre chose qu’un pot de peinture maintenu écrasé – fictivement ou non – entre deux blocs ? Benjamin Sabatier sait définitivement trouver la juste distance pour maintenir son œuvre ouverte. Si l’on n’est jamais sûr de l’angle à adopter c’est peut-être parce que tous, non seulement peuvent, mais doivent l’être. Pourquoi d’ailleurs ne pas voir Crushed comme la victoire de la sculpture sur la peinture ? La fin de l’histoire que raconte Benjamin Sabatier résonnerait alors aussi avec la fin de l’histoire de l’art et la lassitude des matériaux plastiques eux-mêmes. Ce pot de peinture est toutefois trop connoté industriellement pour que cette hypothèse vienne se substituer si facilement à celle du rapport de forces au sein du conflit social. Et même si les forces mises en œuvre sont physiques, il ne faut pas oublier que le champ de la physique a historiquement influencé le champ social avec des notions telles que la tension, la résistance et bien sûr le rapport de forces. La notion de travail d’une force, quant à elle, a été posée en physique en ces termes une trentaine d’années après la révolution française. Ainsi, les œuvres de Benjamin Sabatier ne cherchent même pas à se défaire de cet ancrage historico-sémantique. Et avant de mettre en branle toute la propension à l’empathie, il faut bien reconnaître que Crushed la construit au-delà de la flottante figuration humaine : le pot de peinture n’est décidément pas le seul à être écrasé, et si le spectateur l’est aussi, c’est qu’il se trouveface à une oeuvre massive de près d’une tonne. Personne ne pourrait lutter. Se mettre à la place du pot de peinture c’est alors se représenter mentalement écrasé à son tour entre deux blocs de béton bien trop imposants.
 
S’il est vrai que le spectateur peut se mettre à la place des œuvres, il ne faut pas oublier que l’artiste se met aussi à la place des spectateurs – mais sur un autre plan. C’est ainsi que Protect est un objet qui intègre en lui-même sa propre protection : ce n’est plus la peine de l’emballer soigneusement dans l’éventuel déménagement de cette œuvre d’art, certains angles sont en effet constitués du polystyrène destiné à cet usage. Comme il y a le prêt-à-porter – que l’on retrouve d’ailleurs dans les poignées de l’œuvre Storage de Benjamin Sabatier, précédemment exposée – Protect relève d’un prêt-à-déménager. De telles approches plastiques renvoient bien entendu au principe même du kit que propose l’artiste avec l’oeuvre That’s all folks : un patron accompagné du bon nombre de clous et d’un manuel de montage rend possible l’installation de l’œuvre chez soi. La fin de l’histoire annoncée par le titre de cette œuvre est alors en perpétuel suspens ; l’histoire est relancée par chaque kit destiné à être monté. Exactement comme dans le travail en série, la fin d’une chaîne de montage annonce déjà la prochaine. Le travail continue. La lutte avec lui.