Un site de la Ville des Lilas

VISITE DE L'EXPOSITION AVEC ERNEST PIGNON-ERNEST

Extraits d’une interview avec l'artiste recueillis par Luca Avanzini
 
 
« Les affiches ont été le moyen de base pour m’exprimer. J’en ai dessiné avant qu’elles ne me soient demandées ou commandées. Cela venait de la nécessité de trouver un moyen d’expression capable de créer un lien direct avec la réalité. J’avais le sentiment que la peinture dans une galerie ne pouvait pas faire ça.
 
C’était dès l’origine la recherche d’un dialogue, d’une mise en relation qui s’est ensuite précisée dans mes interventions in situ. Contrairement à ces dernières, qui glissent des images dans les lieux pour les exacerber en tant qu’œuvres plastiques, mémorielles, politiques, les affiches ont un but différent, elles sont conçues pour imposer leur message dans le lieu où elles sont collées. Mais à l’origine, il y a la même urgence d’interagir avec la réalité. »
 
 
SALLE 1 : URGENT CRIER, le théâtre et la politique
 
« Il y a souvent une relation entre parole et image dans mon travail. Dans les images que je colle dans les rues, il n’y a pas de texte, les dessins restent polysémiques. Dans les affiches, le texte vient diriger la lecture. »
 
1. L’exposition s’ouvre avec trois affiches liées à des poètes qui saisissent les grands problèmes de notre temps. « La Provence violée » est liée à René Char. C’est un appel contre l’implantation en 1965 de la force de frappe atomique sur le plateau d’Albion. René Char avait écrit « Terre mutilée » ; je voulais faire moi aussi quelque chose. J’ai fait une gravure sur bois, j’en ai tiré de nombreux exemplaires et j’allais tout seul les coller dans la rue pendant la nuit. C’est en collant cette image que m’est venue à l’esprit l’idée d’intervenir directement dans l’espace avec des pochoirs, qui deviennent par la suite des sérigraphies.
 
2. « Urgent crier » est un grand poème lyrique d’André Benedetto. Sa poésie parlait de la guerre d’Algérie, de la guerre du Vietnam. Son théâtre posait toujours une interrogation sur le rôle de la poésie et sur sa fonction : faut-il faire du théâtre politique ou du théâtre de recherche ? Lui, dit qu’il faut conjuguer les deux, et chacun se nourrit l’un de l’autre.

3. Le poète Maïakovski est un exemple pour tous. C’est un auteur de théâtre qui a également fait des images dans les rues pendant la révolution soviétique. Il faisait ce qu’on appelle les « fenêtres rosta » : des dessins qu’il mettait sur les vitrines des magasins vides. C’est un travail très beau, un langage des signes populaire et graphique.

4
. J’avais lu un article sur la pièce du militant André Benedetto sur le Vietnam : « Napalm ».
Benedetto la jouait en 1965, à la même époque que mes affichages dans le Vaucluse. Je suis allé voir sa pièce et elle m’a bouleversé. Je lui ai dit que je faisais des peintures qui traitaient du Vietnam. Du coup il m’a proposé de les mettre dans son théâtre (ndr : Le théâtre des Carmes à Avignon). « Le petit train de Monsieur Kamodé » est l’une des pièces sur lesquelles on a travaillé ensemble : nous avons choisi le démantèlement du service public de la voie ferrée comme symbole de la mise en cause du service public. Ces affiches de théâtre que nous faisions étaient souvent emblématiques du décor sur scène. Par exemple, dans celle du « Petit train de Monsieur Kamodé », il y a des silhouettes qui reprennent des formes que j’avais découpées en contreplaqué pour le décor de la pièce.            

5. L’affiche de « Rosa Luxembourg - La peste » a été réalisée pour un spectacle commandé à Benedetto par le théâtre d’Aix-en-Provence sur la peste de Marseille. Mais comme Benedetto ne supportait pas les commandes, dès qu’il l’a acceptée, il s’est ennuyé d’écrire sur le thème convenu et a préféré écrire sur Rosa Luxembourg. Il a fait de l’écartèlement de ces deux désirs la pièce elle-même. L’affiche rend compte de cette duplicité : la tache - la peste - devient sur les côtés le visage de la militante politique Rosa Luxembourg.

6. « Nord 17 Sud » : Lorsque j’ai réalisé cette affiche, il y avait une mobilisation contre la guerre du Vietnam. Cette pièce « Nord 17 Sud » était le travail d’un collectif de Nice. Mon affiche reprend le portrait de Van Troy, au moment où on va le fusiller. A cette époque, j’étais en train de faire un grand tableau sur Van Troy. J’avais prêté cette peinture pour une manif et je crois qu’ils ne me l’ont jamais rapportée. C’était un grand tableau avec du texte.

7. Dans la dernière affiche que j’ai réalisée il y a quelques mois, j’ai représenté l’héroïne du mythe grec Antigone, qui s’oppose jusqu’à la mort à la tyrannie de son oncle pour une cause qu’elle estime juste. Je l’ai dessinée avec les traits de la jeune activiste palestinienne Ahed Tamimi, arrêtée il y a quelques mois pour son opposition à l’armée israélienne. Quand j’ai dû représenter Antigone, m’est venue tout de suite à l’esprit cette vidéo dans laquelle on la voit gifler les soldats. Cette résistance au pouvoir, cette transgression : Antigone incarne ça.
 
 
« Antigone, Rosa Luxembourg, Pasolini, Louise Michel… ce sont toutes des affiches avec des portraits qui te regardent droit dans les yeux. Des femmes et des hommes qui ont payé de leur vie leurs idéaux. »
 

8. L’affiche pour le droit à l’avortement est liée la demande du collectif MLF (Mouvement pour la libération des femmes), lorsque l’on a appris que 5000 femmes mouraient chaque année à cause de l’avortement clandestin. Le texte, qui constitue dans cette affiche de vrais arguments, avait été réalisé par les militantes du collectif. A la suite de ça, j’ai travaillé mes images sur l’avortement que j’ai collées dans plusieurs villes en 1974.
 
9. Mon engagement contre l’apartheid commence lorsque la Ville de Nice décide de se jumeler en 1974 avec Le Cap. À ce moment-là, dans les années 1970, j’ai eu un mal fou à trouver une photo de Mandela. Personne ne savait qui il était et tout le monde me disait que c‘était un terroriste. Le Comité central des Nations-Unies contre l’Apartheid de New York m’a demandé de travailler avec eux. J’ai fait des affiches pour lancer une campagne de sensibilisation pour la libération de Mandela, avec une de ses phrases traduite en plusieurs langues.

10. Dans les années 1970 j’avais fait des affiches pour la Palestine. J’espérais encore qu’il y ait une solution de paix. J’avais fait un dessin dans lequel j’accrochais une arme au mur et j’avais inséré des symboles de paix comme un paysan cultivant la terre et la photo d’un enfant.

11. La dernière affiche politique réalisée date de 2018, pour le festival des passeurs d’humanité de la vallée de la Roya. La Roya, aujourd’hui lieu d’accueil par des migrants transfrontaliers, c’est à quelques kilomètres du village où je suis né. Il y a deux torrents dans cette zone des Alpes-Maritimes, la Roya et la Bevera. Ce sont des torrents qui arrivent à Vintimille, là où passent de nombreux migrants. C’est par solidarité avec ce combat d’humanité que j’ai fait cette affiche. Ces torrents bleus disent le passage, la solidarité.
 
 
SALLE 2 (ALCÔVE) : LE TRAVAIL, de l’image in situ aux affiches
 
« Les images réalisées pour mes interventions sortent parfois de leur fonction, elles quittent leurs spécificités pour investir d’autres champs et résonner par d’autres médiums dans des contextes différents. »
 
12. À Grenoble en 1976, mes images sur le travail sont nées de discussions qui ont eu lieu dans des comités d’entreprises. La lutte était compliquée concernant les nuisances qui mettaient des années à détruire les ouvriers : les bruits, les fumées, les matériaux, les cadences de production… Nous avons fait une image de base (un homme déchiré) et, avec chaque groupe, on a essayé de visualiser une agression : sur les poumons, les oreilles, l’estomac. On tirait les sérigraphies, on faisait plein d’altérations sur l’image et on les collait selon les lieux de travail.
 
13. Suite à ces interventions, les syndicats locaux m’ont demandé de réaliser une fresque sur la nouvelle bourse du travail ; dans l’ancienne ils avaient organisé la résistance, c’était un lieu très fort. Je me suis dit dit que si j’allais faire une fresque il fallait qu’elle porte l’histoire, qu’elle instille du temps. J’avais vu que la bourse était de plein pied, et me suis dit qu’à tous les coups les gens auraient collés des affiches par dessous. Pour dire le temps, je me suis mis à faire des recherches d’archive sur l’histoire du mouvement ouvrier de Grenoble : j’ai retrouvé des affiches incroyables, de meetings d’anciens communards, même le passage de Louise Michel dans le Dauphiné. J’ai décidé de sérigraphier ces affiches sur le mur, en y inscrivant l’histoire du mouvement ouvrier.
 
14. La même année mon image de l’homme déchiré revient dans une manifestation devant le Grand Palais à Paris avec cette initiative incroyable : avec beaucoup de culot, on agrandit l’image à 6-7 mètres, on en fait un grand cube. On est arrivé par les Champs-Élysées dans un grand camion avec 5 ou 6 types en bleu qui se font passer pour des employés municipaux. La police est là et arrête la circulation pour nous faire garer, faire marche arrière, monter devant le parvis du Grand Palais. On descend les quatre panneaux - qui sont couverts avec une bâche - on les monte avec des échelles. Les policiers écartent les gens, nous aident. La foule, qui attend d’entrer au Salon du travail manuel et de voir le ministre du travail, est remplie de syndicalistes qui ont des banderoles planquées dans leurs affaires. Au moment où l’on voit arriver le ministre, on fait tomber la bâche et on fait apparaitre le dessin et tous les chiffres dénonçant le nombre d’accidentés, de morts, bref tout ce qui se passe dans le monde du travail et qui absent du salon. C’est un happening, les policiers sont stupéfaits de comprendre qu’ils nous ont aidés à monter tout ça. D’ailleurs, sur la photo, on les voit assez dépités, c’était incroyable. C’était un beau coup, très fort et dans un climat très drôle.
 
 
SALLE 3 : CINÉMA ET SPECTACLE
 
« Les affiches de cinéma ? Là, c’est un coup de chance. »
À la suite de mon premier collage à Paris sur la Commune en 1971 il y a un eu grand papier dans Le Monde et Marin Karmitz, le producteur de cinéma Mk2 me contacte pour me dire que mon travail l’intéresse. C’est le moment où j’arrive à Paris, en 1972-1973. Son équipe me propose de faire des affiches pour les films qu’ils sortent. C’est comme ça que j’ai la chance de rencontrer Godard et beaucoup de réalisateurs. Je visionnais les films avant leur sortie et je composais par la suite les signes, très simples, qui puissent les représenter.
 
15. Dans « Viva Portugal », j’ai fait les couleurs du drapeau portugais avec la juxtaposition de l’armée et de la classe ouvrière : les soldats sont en vert et les ouvriers en rouge. L’idée était de chercher des signes simples, capables d’exprimer le film.
 
16. - 17. J’ai fait de très nombreuses affiches de films. Notre exposition aux Lilas a dû faire une sélection, mais il y en a eu beaucoup d’autres. Certaines affiches étaient tirées en sérigraphies, car plastiquement c’était plus fort. Avec les sérigraphies, je faisais des graphismes simples pour des films particuliers et politiques comme « Viva Portugal », « Attica » ou « Le Soupçon » : cela leur donnait une force et une simplicité qui faisait référence au langage direct et efficace des affiches de mai 1968. C’est presque comme si la technique comptait autant que l’image. De fait, elle intervient dans ce que dit l’image.
 
18. - 19. Les affiches pour le spectacle et la musique naissent toujours d’affinités, notamment avec la chanteuse Colette Magny, mais aussi avec Zingaro. Dans ses spectacles équestres il y a un travail plastique, avec toujours une relation à une culture, à un mythe. Cela peut sembler bizarre, mais je me sens proche de la recherche réalisée par Barthabas avec ses chevaux.
 
20. L’affiche du 50ème anniversaire du Festival d’Avignon m’a été commandé par sa direction. J’avais avancé sur une piste mais quand le directeur vient la voir, il me dit que c’est trop dramatique, trop dur. A cette époque, j’étais en train de travailler sur Naples, et notamment sur un personnage de femme avec un drap. Et c’est comme ça que je suis arrivé à l’affiche. Il me disait, « Avignon c’est le soleil, la nuit, le théâtre en plein air, l’acteur ». Du coup j’ai pris le drap comme rideau, symbolisant tant le théâtre que la nuit, et par les couleurs j’ai joué sur cette duplicité lumière/obscurité. Cette affiche provient complètement de mon travail sur Naples.