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CE QUE DIT L'ARBRE SEC - Réné de Ceccatty

 
 
Au treizième chant de l’Enfer, Dante et Virgile tombent sur un bois qui ressemble à ceux qui naissent de l’imagination et des mains d’Eva Jospin :
 
Nessus n’était pas arrivé
Sur l’autre bord, quand on entra
Dans un bois sans aucun sentier.
 
Arbres noirs plus que verts, rameaux
Noueux et tortueux, sans fruits,
Des branches mortes vénéneuses :
 
Les prédateurs qui fuient les champs
À Cornet près de la Cécine,
Hantent des ronces moins touffues1.
 
On est là au septième cercle, plus ou moins au premier tiers de la traversée de l’Enfer. Les péchés qui y sont punis sont loin d’être les plus graves, puisque la gravité des fautes et la cruauté des peines sont progressives dans le voyage du premier cantique. La dernière étape, tout au fond du trou, est consacrée aux traîtres de leurs bienfaiteurs, qui ont donc commis le crime impardonnable, le pire aux yeux de Dante, et concerne en grande majorité les hommes politiques.
Ici, au treizième chant, on se trouve parmi les violents : après ceux qui ont exercé la violence contre autrui (les tyrans), viennent, plus fautifs, les violents contre eux-mêmes (les suicidés) et viendront, plus criminels encore, les violents contre Dieu (les blasphémateurs) et les violents contre la nature (les sodomites). À l’égard de ces derniers Dante manifestera toutefois une indulgence que ne partageait pas avec lui alors l’Église pourtant largement représentée par cette catégorie de pécheurs, parce qu’ils comptent parmi eux son maître Brunetto et que « la liste en est trop longue », surtout parmi les clercs, fait-il dire ironiquement à son ami, et que « pour certains mieux vaut se taire ». 
Mais en ce qui concerne les violents contre eux-mêmes, Dante décrit donc un bois plus hostile encore que celui, « plus amer que la mort même », qui introduit son poème. Et c’est à ce bois de ronces sèches, d’épines, de branches tortueuses et suppliciées que l’on pense en découvrant les œuvres d’Eva Jospin, qui, explicitement, se réfère à Dante.
L’écrivain japonais Kenzaburô Ôe, prix Nobel de littérature en 1994, aime à citer Dante. Au point qu’il a fait de certains vers les tampons de ses dédicaces. En général il s’en tient au début du Purgatoire :
 
Pour voguer sur des eaux meilleures
La nef de mon génie, laissant
D’atroces mers, lève les voiles.
 
Je chanterai cet autre règne
Où l’esprit des hommes s’amende,
Devenant digne de monter.
 
Renaisse ici la poésie
Morte ! Muses, je suis à vous.
 
Et à sa fin :
 
Je suis sorti de l’eau sacrée
Requinqué comme herbe au printemps
Récupérant son vert éclat,
 
Prêt à monter jusqu’aux étoiles.
 
Or sa forêt de Shikoku, lieu natal et inspirateur de son œuvre entière, éveille en lui des souvenirs sylvestres plus sombres et plus enchanteurs en même temps. Dans M/T et l’histoire des merveilles de la forêt2, il évoque les nombreuses légendes que lui rapportait sa grand-mère et, parmi elles, celle du « destructeur » qui, après sa disparition, laissa la forêt dévastée :
 
Ce qui surprenait encore plus les villageois à présent réveillés, c’était la force de la forêt qui descendait jusqu’au lieu de vie, en dépassant le “chemin des morts”. Pendant ces trois années qu’ils avaient passées dans une rêverie et une inertie somnolentes — ils le voyaient maintenant de leurs yeux grands ouverts—, le lierre avait recouvert leurs maisons d’innombrables champignons avaient poussé jusque sur les piliers intérieurs, les puits étaient à sec, ceux qui ne l’étaient pas avaient une eau trouble et non potable : ils n’avaient survécu que grâce à l’eau qui leur parvenait par le canal démantelé de la forêt.
En outre, les arbres à kakis, les poiriers, les châtaigniers, les pruniers que le “destructeur” n’avait cessé d’améliorer depuis la fondation du village étaient redevenus des arbres sauvages qui ne portaient que des fruits rabougris, durs et petits. Il en était de même pour le riz et l’orge. Dans la vallée et dans les “faubourgs”, les gens n’avaient d’autre alternative que de travailler dur pour sauver leur ravin de la force envahissante de la forêt.3
 
Cette image d’un retour à la sauvagerie et d’une invasion de forces archaïques et anarchistes symbolisées par les arbres desséchés correspond bien à la traversée qu’à son tour nous propose Eva Jospin. L’austérité et la précision de ses créations, qu’elles prennent la forme de décor en carton, de boîtes de verre renfermant des scénographies à trois dimensions, par plaques transparentes, ou de dessins à l’encre ou au crayon, ne sont pas cependant rébarbatives, parce qu’elles deviennent, comme chez Dante ou chez Ôé, une rêverie, une promenade intérieure, un tourment cérébral, une suffocation, mais onirique.
Ces arbres secs viennent aussi d’un autre Japon, celui du zen pour lequel ils sont l’origine même de l’éveil, alors qu’ils semblent en exprimer le contraire :
 
“Y a-t-il le rugissement du dragon même dans un arbre sec ? Oui ou non ?” Le maître répondit : “Je dis que même dans un crâne de mort, il y a le rugissement du lion.” (…) La forme, le propre, le corps et la forme de l’arbre sec sont, comme l’a dit un bouddha émérite un tronc sec et, en même temps, un tronc non sec. Il s’agit d’un arbre dans la gorge d’une montagne et, en même temps, d’un arbre dans un village. Les arbres des gorges des montagnes, ce sont les pins et les chênes. Les arbres des villages, ce sont les hommes. De la racine surgissent les feuilles : ce sont les bouddhas émérites. Et tout cela renvoie au noyau : ce sont les études. »4
 
Les arbres secs nous parlent, comme dans le treizième chant de l’Enfer. Lorsque Dante tend la main pour arracher une brindille de mûrier, il entend un hurlement surgir d’entre les ronces : « Tu me déchires ! » Et déjà « un sang brunâtre » coule entre les rameaux. Et une voix dit :
 
“Nous étions hommes et sommes ronces.
Ton âme serait plus pieuse
En tranchant l’âme d’un serpent !”
 
Comme un brandon qu’on brûle vert
D’un côté et qui geint de l’autre
Dont souffle une fumée qui vole,
 
Ainsi du bois brisé sortaient
Du sang et des mots. Je lâchai
La branche, saisi d’épouvante.
 
Oui, nous étions hommes et sommes ronces. Entendons-nous autre chose en contemplant les entrelacs labyrinthiques des branches, des troncs, des feuilles sèches d’Eva Jospin ?
 
Uomini fummo, e or siam fatti sterpi…
 
                                                     
 
1. Les citations de la Divine Comédie sont traduites par René de Ceccatty (Collection « Points Poésie », 2017).
2. M pour « matriarche », T pour « trickster », le « farceur » ou « décepteur » de plusieurs mythes étudiés par les ethnologues auxquels Ôé emprunte certaines analyses anthropologiques.
3. Traduit par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty, Paris, Gallimard, 1989, « Folio », 2016, p. 143.
4. Dôgen, « Ryûgin, Le rugissement du dragon », Shôbôgenzô, traduit par Ryôji Nakamura et moi, La Différence, 1980, p. 87.