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STEVEN C. HARVEY - Simon Psaltopoulos

 
 
L’œuvre de Steven C. Harvey est placé sous le signe du détournement. Chacune des séries qu’il élabore est l’occasion de se confronter à un genre spécifique de l’Histoire de l’art. Dans la présente exposition du centre culturel Jean-Cocteau, la série des Angels réévalue ainsi la peinture d’Histoire, celle des Vehicles celui du paysage historique, tandis que celle des Old Age s’inscrit dans la tradition du portrait académique bourgeois. Cette propension au dialogue a souvent mobilisé la critique, qui pointe judicieusement du doigt les multiples références convoquées autant que sa virtuosité technique.
 
Si Harvey assimile et manie avec une déconcertante facilité la leçon des maîtres anciens, son rapport à cette tradition pluriséculaire est toutefois plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. La série des Angels (p. 15-19), reprenant le vocabulaire du Jugement dernier peint en 1536-41 par Michel-Ange, met en scène des batailles mythologiques et rejoint en ce sens la peinture d’Histoire. Mais l’artiste ne se contente pas d’un effet de style et sa qualité ne se situe pas dans sa seule capacité (fascinante, il est vrai) à reproduire la subtilité des chairs des saints qui composent la fresque initiale. Pour Harvey, la divinité n’est plus le symbole de la rédemption humaine, mais celui de sa perte. Dans un rejet de toute concurrence, les dieux lui font face et menacent ses infrastructures (Annunciation, 6th Avenue Angel). Le traitement de leur tête – monstrueuse et ridicule à la fois par la rupture formelle et colorée qu’elles apportent – agit tel un acte vandale, un graffiti porté sur l’acte de foi du maître florentin.
 
Dans un même esprit, la série des Vehicles (p. 4-14) apparaît comme une réécriture satirique du paysage historique, selon une grille critique toute contemporaine. Le paysage, ample panorama où ne subsistent ni la nature ni la douceur atmosphérique d’un Poussin, laisse place à l’omniprésence de l’acier et de l’intelligence artificielle. Ce que l’on pourrait percevoir d’emblée comme une fable idéalisée d’une société à très haut niveau technologique – à mi-chemin entre La Tour de Babel de Pieter Bruegel (1563) et Star Wars – est rapidement démenti par l’immoralité de son organisation. Non que le monde réel soit moins brutal, envers l’homme ou l’animal, mais tout se situe ici sur un même plan (le divertissement et l’exploitation), sans filtre aucun, et semble pousser à leur paroxysme les principes idéologiques avec lesquels nous vivons. Chez Harvey, les individus qui parviennent à tirer leur épingle du jeu ne portent plus attention aux dépouilles qui les côtoient, gibier étalé de natures mortes hollandaises. Elles font partie intégrante d’un décor, jouent leur rôle de « ressource » dans le cycle de la machine, rien de plus.
 
Plus généralement, le « décor » de son œuvre (au sens cinématographique du terme, avec cadrage et éclairage dramatique) est marqué du sceau d’un inutile fonctionnalisme. Ainsi dans la série Old Age (p. 20-25), où, dans la lignée du dessin Ingresque, Harvey revisite le genre du portrait académique bourgeois, la vie semble prolongée sans fin grâce à la machine. Mais celle-ci, dans un apparent paradoxe, mutile brutalement les modèles représentés et ne saurait manifestement améliorer leur sort. Leur regard, sur lequel se concentre l’attention du dessinateur, est le dernier élément qui atteste avec certitude de leur humanité. Ces câbleries rappellent dans leur ridicule insistance le foisonnement des éléments technologiques des Vehicles. Elles n’expriment plus rien (au côté des représentations religieuses et des publicités érotiques) que la violence de leur froide omniprésence.