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AU MILIEU DU CHEMIN - Luca Avanzini

 
 
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.
 
Au milieu du chemin de notre vie,
ayant quitté le chemin droit,
je me trouvai dans une forêt obscure1.
 
Dante Alighieri, Divina Commedia, 1307-1321



Le voyage mis en scène par Dante dans la Divine Comédie prend naissance au cœur d’une forêt. Ayant perdu son chemin, le poète est immergé dans l’obscurité d’un bois « sauvage, épais et âpre2 ». Lieu de l’égarement, la forêt est le point de départ d’une quête intérieure – à travers l’Enfer, le Purgatoire puis le Paradis – qui lui permet de regagner le monde des vivants. Amorce d’un voyage initiatique, l’incipit du poème est aussi la porte d’entrée de l’exposition que le centre culturel Jean-Cocteau des Lilas consacre au travail d’Eva Jospin. 

Le motif de la forêt est au cœur des recherches plastiques de l’artiste depuis plus de dix ans. Telle une obsession, Eva Jospin en étudie avec minutie les formes et la profondeur, en réalisant des œuvres qui interrogent sa force évocatrice. Il ne s’agit pas d’études sur le motif qui s’inspireraient des sciences botaniques, mais d’un travail qui assume une approche résolument poétique. À la manière de Dante, la nature qu’elle façonne dépeint un espace mental qui ébranle le spectateur, que ce soit par le truchement de la tridimensionnalité ou du simple crayon.

L’artiste restitue la puissance architecturale de la forêt dans des pièces monumentales en carton brut qu’elle découpe, superpose, ponce et cisèle pour créer des bois denses et intriqués en haut relief. Parallèlement, ses dessins, à l’allure de frises labyrinthiques, esquissent des silhouettes d’arbres, rochers et sous-bois dans un paysage onirique dont la légèreté et l’entremêlement des traits constituent une atmosphère hypnotique. Ils tendent parfois vers la tridimensionnalité : par la superposition de papiers calques, l’artiste reproduit les jeux d’ombres des arbres et leur profondeur dans des dioramas sous verre. Tels des décors scéniques, ces paysages mystérieux, à la lisière entre peinture et sculpture, envoûtent le visiteur. Celui-ci se trouve ainsi immergé dans un environnement qui lui est à la fois extérieur et intérieur, en devenant acteur et spectateur d’une pièce théâtrale nourrie de son imaginaire.

Figuration en trompe l’œil autant qu’abstraction monochrome, la forêt-théâtre d’Eva Jospin interpelle simultanément la sensibilité et l’esprit du spectateur, ouvrant à des lectures antagonistes. Berceau de contes et légendes, la forêt reflète à travers la subjectivité de nos émotions et expériences un espace apaisant ou terrifiant, de perte ou d’exploration. Denrée marchande, elle est aussi un miroir sociétal, incarnant tantôt le sauvage face à la rationalité de la polis, tantôt la structuration politique des marges et des pensées alternatives à la « sauvagerie » urbaine – des bandits trouvant refuge dans les bois aux expériences militantes des ZAD, en passant par les réflexions sur l’autarcie du philosophe D.H. Thoreau3. L’œuvre est « ouverte », écrit Umberto Eco4, et le spectateur en est le scénariste.

Le choix du carton, matériau modeste que l’artiste récupère et transforme en œuvre, est également signifiant. Dans la lignée de l’Arte Povera, il témoigne d’un questionnement sur le temps, à plusieurs échelles. De l’arbre au carton, du carton à l’arbre, Eva Jospin instaure une réflexion poétique sur la transformation de la nature par l’Homme, en renversant son cycle de production. Ainsi, comme Giuseppe Penone recherche l’âme de l’arbre en creusant des poutres, l’artiste retrouve la profondeur de la forêt dans un matériau qui, produit industriellement, en émane et en incarne l’exploitation. Emblème d’une société de la consommation immédiate et du libre-échange, le carton-colis se plie au temps long de la création artistique et s’inscrit dans une iconographie séculaire. D’Amazon à l’Amazonie, les forêts en carton d’Eva Jospin, à la manière des architectures éphémères baroques5, jouent sur ces raccourcis temporels et sur l’artifice du trompe l’œil pour exprimer la fragilité de la relation qui lie l’homme contemporain à la Nature.

Dans la continuité de cette réflexion, l’artiste a plus récemment utilisé le carton, non plus en haut-relief mais en creux, comme matrice pour mouler des œuvres en bronze, en béton ou en résine. La fragilité du carton laisse alors place à des réalisations qui fossilisent la précarité dont il est porteur. Il en résulte des forêts en bronze qui semblent carbonisées, figeant l’actualité écologique sous une patine noire dont la force dramatique évoque la Porte de l’Enfer de Rodin. L’artiste approfondit ce jeu sémantique, fondé sur le choix des matériaux, par une réflexion sur la géologie de notre temps. Ainsi, elle réinterprète les jardins baroques italiens en créant des grottes artificielles moulées dans le béton. Par une démarche similaire, elle laisse entrevoir, dans une série de murs minéraux en résine, l’empreinte de leur matrice, devenue coupe stratigraphique de l’Anthropocène6.

Tel le poète Virgile permettant à Dante de retrouver sa voie, l’œuvre d’Eva Jospin ouvre le chemin d’une quête à la fois individuelle et collective, intime et politique. La nature qu’elle redessine, dispositif à rêves et miroir de l’homme, constitue le point de départ et le décor de cette invitation au voyage.
 

1. Dante Alighieri, La Divine Comédie, traduction de Félicité Robert de Lamennais, Paris, Didier, 1863, p. 219.
2. Idem.
3. Henry David Thoreau, Walden, Paris, Editions Gallimard, 1922.
4. Umberto Eco, Opera aperta, Milan, Bompiani, 1962.
5. En Italie, au XVIème et XVIIème siècles, se développe la pratique d’une architecture éphémère constituée de décors spectaculaires installés, le temps de festivités, au sein d’édifices ou dans l’espace urbain. Expressions de la magnificence du pouvoir, ces structures en incarnent aussi la fugacité par leur caractère temporaire.
6. L’Anthropocène, soit l’Ère de l’Homme, décrit, dans la chronologie de la géologie, l’époque de l’histoire de la Terre caractérisée par une incidence irréversible des activités humaines sur l’écosystème terrestre.