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JULIE LEGRAND, LE FUNAMBULE ET LE GÉOMÈTRE - Simon Psaltopoulos

 
 
Lorsqu’en 2001 Julie Legrand met en scène une tonne de verre dans un petit appartement d’Albi pour son installation Echappée belle1, le principe du travail en volume lui est acquis depuis plusieurs années. Observatrice attentive de Beuys (et ses considérations portées à la chaleur, au récit et à quelques matières-phares), la plasticienne a mûri des voies personnelles où l’exploration du verre est devenue un axe central. C’est cette entrée qu’a choisie le centre culturel Jean-Cocteau pour son exposition, en prenant soin d’en faire un simple point de départ qui n’exclut en rien la pluralité de lectures permise par une production féconde. Les œuvres sélectionnées explorent selon des axes complémentaires ce matériau aux propriétés physiques et aux potentialités plastiques mésestimées.
 
Qu’il soit coulé, soufflé, étiré, ou édité en plaques industrielles, le verre prend chez Julie Legrand une épaisseur nouvelle, se jouant des connotations qui lui sont assignées (fragilité, transparence, rigidité) et exploitant les possibilités presque infinies que la diversité de ses états permet (passant, sous le feu du chalumeau, du solide au liquide en quelques secondes). Le verre se mêle au fil des œuvres à des matériaux dont le dénominateur commun est une certaine brutalité – organique ou minérale, naturelle ou artificielle. Julie Legrand délimite ainsi, à la manière d’un géomètre, les zones convenues de celles, sauvages, issues des entrechoquements de la matière. Résistant autant que malléable, le verre se confronte à la pierre ou au métal sur des modalités variables : tantôt composition d’inspiration minimaliste nécessitant six installateurs vigoureux, tantôt dentelle sensuelle aux ramifications imbriquées.
 
Ses œuvres entretiennent par ailleurs une relation singulière au vivant. Dans Germination, une éponge industrielle se fait socle fertile progressivement gangrené par la matière organique ; À L’assaut (fleur bleue) (p.11) évoque quant à elle les processus de fécondation in vivo. Bien souvent, la roche devient réceptacle écologique, ou support d’une énergie en expansion à l’image d’Icône (p.10), que l’on peut lire comme une remémoration raffinée des ex-voto figurant des Saints et dont nombre de témoins ont rapporté dans les siècles passés le caractère « vivant » : œuvres « pleurant » ou « saignant », rejouées ici par l’explosion rococo de tiges vermillon.  
 
Par l’inversion des rôles qu’ils mettent constamment en scène, ces trompe-l’œil théâtraux que sont les œuvres prennent une apparence ambigüe pour le regardeur. Dans La Peur au ventre (p.25), la roche, dense et puissante, est transfigurée en matériau faible, positionné dans un équilibre indécis, proche de la chute. Elle est traversée de toutes parts par des plaques de verre fines et transparentes – l’artiste contredisant ainsi la fragilité qui leur est généralement attribuée. Dans une même oscillation, la rigidité du verre explore, dans Amoureuse, les frontières de la liquidité pour se figer dans une texture d’apesanteur. À l’image d’Anima (visuel de couverture), crâne de sanglier duquel sortent des bulles de verre ambrées et situé à mi-chemin entre la divinité animiste et la vanité flamande, ces œuvres rappellent la nature instable et éphémère du vivant.
 
Julie Legrand opère dans le vide, tel un funambule évoluant prudemment sur le fil de l’expérimentation. Du funambule, elle tient aussi les jeux d’équilibre qui fondent nombre de ses œuvres, depuis les simples socles de verre sur lesquels sont posées des structures minérales volumineuses (Bulles d’ambre), jusqu’aux extensions dynamiques prenant appui sur une cavité incertaine (Anima), en passant par les cubes de pyrex reposant sur un tréteau isolé (La Tête sur les épaules, p.22-23). L’instabilité visuelle des agencements incite à créer une distance de principe entre le regardeur et l’œuvre : ironiquement, cette déférence s’avère plutôt éloignée des manipulations franches des œuvres par leur créatrice.
 
Via ces multiples dimensions, le regardeur est ainsi confronté dans le travail de Julie Legrand à une expérience physique et psychique de la matière. Mais une rapide étude des œuvres ne saurait être satisfaisante sans une lecture prenant également en considération les strates biographiques de leur production. Souvenir d’enfance III (p.13) évoque ainsi, au bout de son austère potence, un trivial morceau de chair tranchée, motif maintes fois observé dans la boucherie familiale. Le verre carmin devient sang, liquide visqueux en résonance lointaine avec les réflexions sur l’éthique animale. La Tête sur les épaules a pour sa part été réalisée à la suite d’un décès familial : si la référence aux gisants renaissants vient en arrière-plan immédiat, l’œuvre, constituée de simples plaques de verre assemblées, porte également en elle une réflexion sur la transformation de la matière. Les tubes de verre soufflés qui passent du parallélépipède évoquant le corps à celui formalisant la tête, signalent le passage du corps d’un état à l’autre. L’ensemble, s’offre comme une présence fantomatique, et minimale.
 
Si nombre d’œuvres sont à proprement parler jubilatoires, à l’image d’Histoire d’aller chatouiller les anges (p.14-15), d’autres se soumettent à une lecture plus ambivalente. Avaler la pilule (p.11) ou Icône (p.10), avec leurs projections de tiges de verre fusant de toute part, peuvent ainsi voir leur interprétation première réévaluée. En se rapprochant sensiblement de ces œuvres séduisantes, le regardeur perçoit le noyau spongieux duquel éructe la matière : son regard change alors pour ne plus percevoir que le mouvement inverse. Ce cœur de cellulose pourrait bien être finalement la victime et non l’origine de cette énergie. Retournées contre lui, les flèches de verre se muent en agression furieuse, le transpercent dans une vision de harcèlement acharné.
 
L’exploration des affects fait également partie des recherches à l’œuvre. Il s’agit parfois des propres émotions de l’artiste, à l’image de La Peur au ventre dans laquelle elle ausculte ses craintes, sublimées par l’expression plastique. Au centre de cette installation monumentale figure une forme aérienne d’une grande délicatesse : il s’agit de la silhouette de la roche qui couronne l’œuvre. Celle-ci est reproduite, « peinte » à l’acide fluorhydrique, et en suit l’exact contour. Ce parallèle entre la « tête » et les « tripes » rappelle le lien entre l’angoisse et sa réaction corporelle (attaque du verre à l’acide), autant qu’il souligne la primauté du système digestif (cerveau primaire) sur le cortex cérébral dans le cycle de l’évolution. Julie Legrand transcende ici ses angoisses en trouvant un substitut physique à cette expérience-limite. D’autres fois, c’est la colère qui trouve un terrain d’expression, comme dans L’Effet papillon (p.18-19), installation prenant la forme d’une déflagration de verre, où l’on sent le cri de l’artiste déchirant l’espace, faisant voler en éclat les baies vitrées et traversant les cloisons. Bulles d’ambre (p.7) est à l’inverse la mise en scène d’une espérance amoureuse, souffle vital ample et bienheureux, un soulèvement exprimant la légèreté de l’extase.
 
Face à cet esprit de recherche fécond et permanent, nous pourrions aisément nous interroger sur la place accordée au dessin, point de départ de nombre de réflexions plastiques et scientifiques. De façon surprenante, chez Julie Legrand, le dessin se trouve maintenu au stade d’amorce, de « prise de note » pour ses projets en volume. Ces « envies de sculpture », selon la terminologie de l’artiste, demeurent ainsi relativement évasives pour le profane. Elles affichent toutefois leur contribution à l’œuvre finale dans l’importance accordée in fine à la ligne et la prédominance de celle-ci sur la couleur. Les solutions de dessin n’étant pas celles des sculptures, le travail graphique ne résout pas l’œuvre qu’il anticipe. Certaines productions ont cependant vocation à être autonomes et créent un dialogue ouvert avec ses sculptures, tels les dessins monumentaux exposés en 2017 à Fresnes2.  À l’image du corpus de sa créatrice, ils sont ici encore, et avant tout, recherche pragmatique, sensitive et technique.



1. Résidence pour le Centre d'Art Contemporain « Le Lait », à la cité scolaire Bellevue à Albi (81), 2001.
2. Exposition monographique Les Nourritures affectives, école d’art de Fresnes (94), 2017